44. L'Unumvirat

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3 juillet – 1000 mots


Vous croyez que cette terre dévastée, ce monde disparu, est hanté par les regrets. Mais écoutez bien. Entendez tous les échos de ceux qui, même après la fin, se persuadent encore que le malheur était inévitable, le bien-agir hors de leur portée, qu'ils n'auraient rien pu sauver et que c'était à quelqu'un d'autre de le faire...

Kaldor, Principes


« Ah, vous voilà ! »

D'un geste rageur, le prince Tommus fit chuter de son bureau un alambic en cristal d'une valeur inestimable, qui éclata en milliers de morceaux. L'Intendant El Golgar, gêné, fit mine de chercher quelque chose dans la poche de son ample manteau.

Le prince ne semblait pas avoir remarqué les gardes et maîtres d'Arcs qui l'accompagnaient.

« J'en ai assez de tout ceci, s'exclama Tommus. Je n'ai aucune nouvelle du prince Eil. Me juge-t-il incapable de gérer avec lui les affaires du royaume ? Dois-je en conclure que notre Duumvirat se réduit désormais à une seule personne ? »

On pouvait reconnaître une qualité à Tommus ; bien qu'il ne sût s'exprimer en public, en comité restreint, il savait choisir des mots pour dire sa colère.

El Golgar n'était guère affecté par ces manifestations brutales d'une humeur exécrable. Il se trouvait comme face à une mauvaise pièce de théâtre, où les acteurs jouent si faux qu'on ne sait plus s'il faut rire ou pleurer. Que faire pour convenir à la bienséance ? Applaudir le naufrage ?

« Eh bien, Intendant, répondez-moi ! Que faites-vous tous les deux, à la fin ? Qui dirige Méra ? »

Je dirige Méra, songea l'Intendant. Tandis que les trois – désormais deux, bientôt un – princes se querellaient comme une fratrie désunie, il faisait tourner les affaires du royaume, signait les documents, supervisait l'affectation des fonds publics et réfléchissait à l'avenir de Sol Finis.

« Prince Tommus, moi et les maîtres d'Arcs m'accompagnant sommes venus procéder à votre arrestation. »

Le prince ne dit d'abord rien, puis son visage s'empourpra. El Golgar crut qu'il allait se saisir de la table qui occupait son bureau, la jeter à travers la fenêtre, ou quelque autre explosion de colère. Mais Tommus, en comprenant ce qu'il en retournait, se décomposa bien vite. Quelques jours plus tôt, Derring avait été discrètement exécuté. Il en serait de même pour lui. Eil était le moins tendre des trois, le plus résolu et le plus ferme. Il avait attendu le bon moment pour agir, tel un prédateur nocturne.

« L'Unumvirat, souffla le prince, comme si ce mot lui brûlait la gorge. Il met en place l'Unumvirat.

— Ce terme n'existe pas, rétorqua El Golgar. Non, le prince Eil sera bientôt couronné roi, et nous retrouverons une certaine stabilité. »

Tout à sa tranquillité d'esprit, il avait choisi d'ignorer qu'il était le prochain sur la liste.

« Emmenez-le » ordonna-t-il.

L'Intendant s'assit dans le fauteuil du prince. Il écouta les jurons de Tommus, à la manière de ceux qui, au son du vent et des vagues, savent estimer le chemin d'une tempête. Enfin, les échos des insanités s'éteignirent. Seuls les murs gardaient mémoire des insultes nombreuses faites à l'Intendant, sa famille, l'administration, les dieux. El Golgar héla un de ses gardes pour indiquer qu'ils quittaient les lieux.

« Impossible, s'entendit-il dire.

— Enfin ! qu'avons-nous de plus à faire ici ? »

Les laboratoires sordides de Tommus, sa bibliothèque personnelle de magie d'Arcs, ses livres anciens sur le Cercle de Lumière, ses minions qui se querellaient quant aux théories occultes, il voulait prendre tout cela en une seule brassée, le mettre dans un grand sac et l'oublier. Et il le ferait, car la demeure du prince déchu deviendrait bientôt la nouvelle Académie militaire, qui remplacerait le magistère de Khar.

« Je suis désolé, Intendant, ce sont les ordres. »

El Golgar examina les recoins du bureau. Une seule porte, gardée. Il était assigné à résidence. Telle était sa récompense pour avoir servi les intérêts du prince Eil ; c'était de bonne guerre ! L'Unumvirat prenait forme. Le royaume aurait son roi.

L'Intendant soupira. Au moins, se trouvait-il ici à l'abri des dommages collatéraux habituels des bouleversements politiques. El Golgar, solain indestructible, savait faire feu de tout bois, se sortait de situations improbables et ne s'était jamais inquiété outre mesure sur son avenir.

Aussi, pour passer le temps, commença-t-il à consulter les journaux personnels du prince Tommus. Le prince s'occupait peu de politique ; les recherches menées à son laboratoire creusaient son esprit. Quel est l'avenir de Sol Finis ? se demandait-il dans ces papiers rédigés à la hâte, lors d'une nuit d'insomnie. Et, après mille hypothèses, de conclure : il nous faut revenir dans le giron des dieux.

El Golgar songea que les actions qu'il avait prises jusqu'à présent, fermer le magistère de Khar, mettre fin à l'apprentissage de la magie d'Arcs, ramener cette science protéiforme sous contrôle princier, tout cela pouvait s'inclure dans ce plan plus vaste, qu'il fit aussitôt sien. Il s'imagina qu'il avait pensé à tout bien avant le prince Tommus, que celui-ci ne faisait que suivre ses conseils avisés.

Revenir auprès des dieux...

Puisque la solution était trouvée, El Golgar ne mit guère plus de temps à formuler les problèmes ainsi résolus. Oui, les Sermanéens détournaient le regard de Sol Finis, ils estimaient les solains perdus, il fallait leur prouver le contraire ! La lumière reviendrait ! La terre morte verdirait de nouveau ! L'ombre des Confins reculerait, emportant les démons sur son passage. Le royaume s'étendrait dix, cent fois plus, comme à son apogée !

Satisfait, El Golgar entama sa sieste. Il résistait à tout. Même aux commandes d'un navire avalé par la tempête, il accueillerait l'ouragan comme un petit remous. Le vaisseau pourrait couler, les autres solains périr emportés par les flots ; il resterait là, flottant tranquillement, par sa seule force de persuasion.

Même après la fin du monde, il resterait encore, sur la terre dévastée de Sol Finis, de petits échos d'El Golgar, tous persuadés que tout allait bien. Du moins que ce ne pouvait aller mieux, d'aucune manière.

Sol FinisWhere stories live. Discover now