Prologue

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Je me suis réveillée dans un grand souffle qui ressemblait à un cri. Les battements de mon cœur résonnaient dans mes oreilles, ma respiration s'était accélérée. Mes doigts serraient les draps ; j'étais déjà à moitié levée, je m'étais dressée d'un coup. La racine de mes cheveux était imbibée de sueur. J'aurais voulu me réveiller plus tôt. J'aurais voulu m'extirper de l'enfer que j'avais inconsciemment créé à l'intérieur de moi-même bien avant. J'aurais voulu ne jamais me voir passer à l'acte. Mais je n'avais pas pu. On ne choisit pas le moment on l'on sort d'un rêve. Et rien que parce que ces pensées me traversaient, je savais que je n'oublierai pas. J'en tremblais encore ; j'en tremblerais toujours. La sensation ne me quitterait pas. Pire encore, je sentais des souvenirs de rêves perdus remonter à la surface. Pas vraiment une impression de déjà-vu... plutôt un instinct de déjà-rêvé. J'ai senti que ma vie allait basculer, comme une intuition. La panique montait progressivement en moi ; elle pulsait dans mes veines et montait progressivement le long de ma colonne vertébrale. Je ne pouvais pas rester là.

En contenant mes tremblements, je me levai et me glissai jusqu'à la salle de bain. Mes mains plongeaient sous le jet froid du robinet pour m'asperger le front, la tête, le cou. Mon souffle se calmait progressivement. Alors, au milieu de la nuit toujours bleue que la seule lumière du couloir derrière moi ne suffisait pas à effacer, je croisai un regard. Le mien. Là où je pensais mon regard farouche, je le trouvais apeuré, déstabilisé, souffrant. À ce moment-là je compris vraiment à quel point quelque chose en moi s'était brisé. J'étais seule. C'était mon moi intérieur détruit qui me conduisait à cette solitude. Toutes les chaînes qui me retenaient à ma famille, à mes connaissances, j'allais les briser. Sans un coup d'œil en arrière. Mes paupières, comme chargées de plomb, se fermèrent tandis que j'étais toujours debout devant le miroir tacheté de dentifrice de la salle de bain.

Au milieu d'un flou, je me sentais emportée une nouvelle fois vers mon rêve. Je sus immédiatement qu'il s'agissait du rêve. Plus aucun autre n'aurait d'importance, de toute façon.

Tout était noir. L'obscurité m'entourait, m'enveloppait, s'insinuait en moi par toutes les pores de ma peau. J'avais l'impression que si j'ouvrais la bouche pour respirer, j'avalerais les ténèbres. J'étais seule dans la pièce. Elle était immense. Immense et si noire qu'elle semblait n'avoir ni mur ni plafond. J'aurais pu croire que j'étais dans l'espace, dans un espace sans étoiles, mais je sentais sous mes pieds un sol que je ne pouvais voir. Il n'y avait personne, mais l'obscurité habitait chaque recoin avec une telle force que j'avais l'impression de m'être insérée dans son antre. J'avais peur. C'était une peur dont j'avais conscience, mais qui semblait ne pas vouloir se manifester. Elle était instinctive. Je sentis comme un trou qui s'ouvrait au milieu du vide. Une porte. Je distinguais une espèce de lumière floue que la noirceur effaçait à moitié. Je voulus lancer un appel et crier tout à la fois, un ah ! étouffé sorti de ma bouche. Ce fut comme un signal, tout d'un coup je vis la porte que j'avais senti s'ouvrir. Il faisait toujours sombre, mais je voyais cette fois que j'étais dans un couloir, un couloir aux murs verts bien trop familiers – celui que j'avais emprunté pour aller dans la salle de bain. Le couloir à l'étage de chez moi. La porte, de la même teinte marron que le plancher, et qui s'ouvrait sur une douce pénombre réchauffée par le sommeil, c'était celle de la chambre de mon frère. J'entrai. Je n'hésitai pas, car tout en étant parfaitement et glacialement consciente de mes actions, je ne me contrôlai plus. Ou du moins, c'était l'impression que j'avais alors.

La chambre n'était pas grande. En trois enjambées, j'arrivais à la tête de lit. La fenêtre était ouverte, les rideaux s'agitaient doucement. Tout était calme et pourtant une tension terrible montait en moi, et je savais que j'en étais la seule cause. Yann était allongé sur son lit les yeux fermés, à moitié hors des draps. Ses cheveux sombres étaient imbibés de sueur. Pourtant, il avait l'air de faire un plus beau rêve que le mien. Yann est de deux ans mon cadet. Bientôt, il aura seize ans. Je pouvais voir l'enfance s'en aller progressivement du visage que j'observai ce soir-là. C'est peut-être ça qui a été le déclencheur de la peur, de l'instinct. Et en même temps le moindre de mes gestes avait quelque chose du mesuré, du prévu, de la prémonition. Comme si j'avais toujours su que j'en arriverais là, qu'il n'y aurait pas d'échappatoire, et que j'avais choisi de l'ignorer jusqu'à l'instant clé pour pouvoir mieux vivre avec l'idée.

Yann dormait, parfaitement immobile, paisible. J'avançai encore un peu, mes genoux touchaient le bord de son lit, j'étais légèrement penchée au-dessus de sa tête. D'un geste vif, j'empoignais son cou de la main gauche et serrais immédiatement de toute mes forces. Je ne voulais pas qu'il ait le temps de s'éveiller tout à fait et de crier. Là, ma conscience semblait avoir été remplacée par une autre. Je n'avais aucune idée d'où elle venait. Tandis que j'étranglais Yann qui tentait de revenir à lui, je prenais conscience du grand couteau de cuisine dans ma main droite. Depuis quand était-il là ? C'était peut-être un autre de ces éléments dont j'avais toujours eu connaissance, mais que j'avais préféré ignorer jusqu'à me retrouver coincé par leur inéluctabilité tragique. Déjà le couteau transperçait Yann au milieu du torse pour en ressortir aussitôt accompagné d'un filet de sang noirâtre ; je poignardai le ventre, une fois, deux fois, j'entaillai un bras au passage tandis qu'il se débattait désespérément, et je n'éprouvai pas la moindre pitié, pas le moindre remords. Je l'égorgeais ; il expira au milieu d'une mare de son propre sang, en pyjama dans son lit. Et moi j'avais son sang sur les mains, sur mes bras, sur le couteau, sur mes vêtements, partout. J'avais tué mon frère, il était mort devant moi, et j'entendais des hurlements, ses hurlements, qui remplissais l'espace et qui pénétraient mon âme. Je plaquais mes paumes contre mes oreilles, mais mes paumes pleines de sang ne faisaient que répercuter les cris sur mes tympans.

J'émergeais une nouvelle fois. Ce rêve, je le referai, j'en étais certaine. Je le referai tant et si bien qu'un jour il deviendrait réalité. Peut-être était-il déjà devenu réalité. Au moment où je revenais à moi, me dévisageant toujours dans le miroir de la salle de bain, j'étais en train de me laver frénétiquement les mains, comme pour en laver un sang indélébile. Tout autour de moi tremblait, fondait en d'innombrables tourbillons et hurlait.

Fratricide.... Fratricide !

Je frappai le miroir, mais je n'osais pas le briser de mes poings. Le moment aurait été mal choisi pour réveiller mes parents. Dans le miroir, cette moi que je commençais seulement à détester me dévisageai toujours. Oui, je la haïssais. J'allais la briser. D'une main violente, de cette main qui semblait destinée à étrangler Yann, je me détachais les cheveux. Une masse châtain me tomba sur les épaules, ondulée d'avoir été serrée en chignon. Elle était horrible. Elle me pesait dessus comme ma conscience rongée par un crime pas encore commis. J'ouvris le tiroir, en tirai la grande paire de ciseaux. Des ciseaux de cuisine, qu'on avait dans la salle de bain pour couper les étiquettes de vêtements oubliées et ouvrir les petits sachets d'aspirine. Je coupais avec violence, en tirant, en massacrant, sans même regarder ce que je faisais. Des poignées de cheveux, une toison toute entière tomba et recouvrit l'évier. Alors seulement je me toisai à nouveau. J'étais presque rasée par endroits mais des mèches plus longues et des pointes irrégulières sillonnait mon crâne. Je me passai la tête sous l'évier et me l'enduisis de savon moussant. Une dizaine de stries de rasoir plus tard, j'étais à peu près chauve. Je n'avais plus de cheveux ni pour me cacher à moi-même ni pour me fondre dans la masse. J'étais hideuse et j'avais un regard qui aurais pu tuer. C'était moi.

J'avais changé, changé à jamais. Je ne pourrais pas revenir en arrière. Et j'avais déjà compris que je devais partir.

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BrisésWhere stories live. Discover now