Chapitre 1

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Pas question de jeter le moindre regard en arrière. Pas question de dire au revoir. Mes parents, mon frère, je les avais déjà quittés sans le savoir quand j'étais montée dans ma chambre après le dîner d'hier soir. Il ne me restais plus qu'à fuir, ou plutôt à partir. Je les quittais, mais je n'allais pas fuir mon destin. J'avais la désagréable sensation de commencer un périple œdipien. Qui pouvait savoir ce que j'allais croiser en route, qui pouvait savoir si mon fatum viendrait à me rattraper ? En cet instant où je devais rapidement partir, rien n'était moins important. J'aurais tout le loisir de me torturer l'esprit une fois dans les rues. Je ne pouvais pas rester chez moi. Ce rêve horrible, il me donnait la chair de poule, mais ce n'était pas que cela - je sentais, avec une certitude malsaine, que j'avais vu un rêve prémonitoire. Tuer mon frère - qu'allais-je devenir si cela m'arrivait vraiment ? En même temps je me sentais tellement mal, comme si j'étais trop à l'étroit dans ma peau, comme si c'était une autre version de moi-même qui s'était réveillée cette nuit-là. Cette nouvelle moi ne vivait pas dans une famille. Elle ne voulait pas s'attacher à des humains, elle... elle ne comprenait plus rien. Il lui fallait de l'air.

Ma famille, le lycée, mon quotidien – tout m'apparut soudainement comme vain, vague, futile. Je pouvais partir, partir pour ne jamais revenir, et effacer les regrets en marchant. Les gens que j'avais connus, ce que j'avais considérés comme des « amis », ils disparaissaient progressivement. Je n'avais connu personne. J'avais marché seule d'aussi loin que je me souvienne. Comme au milieu d'un couloir sombre dont la lumière ne s'allume qu'à mesure qu'on n'avance, je ne pensais qu'à avancer, obstinément, sans plus regarder derrière moi. Il y avait bien mon frère, là, quelque part,

une ombre flottant derrière mes pensées et hantant mon ombre, mais je m'efforcerais de l'oublier.

J'empoignais mon grand sac à dos pour les cours, je le vidais d'un coup sur le sol. Quelques vêtements, une couverture, un pull, une casquette, une gourde, un roman, un carnet, des stylos, tout mon argent liquide, du papier toilette, des crackers, des biscuits, une banane, j'y jetai tout ce dont je pensais avoir besoin. Puis, en courant presque, je sortis de la maison en claquant la porte. Je n'avais pas pris la clé.

La rue était toute bleue de nuit, il faisait encore tiède et doux. Notre quartier résidentiel était désert, et entre les maisons individuelles aux jardins miniatures se dressaient des réverbères. Entre chacun de leurs halos de lumières subsistait un petit arc noir. On aurait dit un paysage hors du temps.

J'avançais à pas rapides et réguliers. Mon plan, pour l'instant, était d'aller à Liège et de me fondre dans la masse. Si je me trouvais un boulot dans un bar du carré, j'arriverais peut-être à disparaître aux yeux de mes parents. Mais restaient mes anciens camarades de classe... En même temps, si je gardais mon crâne chauve et l'expression atroce que j'avais gardé de ma plongée interne en enfer, ils ne me reconnaîtraient probablement pas. De toutes façons, ce n'était pas vraiment comme si j'avais le choix. Je comptais marcher deux ou trois arrêts avant de prendre le bus. Il devait être cinq heures du matin – à cette heure-là, ils n'étaient pas très fréquents.

Je m'arrêtai au coin de la grande rue où passe presque tout le trafic. Je tenais à monter dans le premier bus qui arriverait à Boncelles. On ne pouvait pas vraiment appeler ça un arrêt. Un simple poteau planté dans le trottoir arborant le panneau jaune de la ligne. Je m'appuyais contre le muret délimitant le jardin d'une maison proche. Je rabattis mon le capuchon de mon sweatshirt le plus profondément possible – j'étais désormais trop effrayante pour pouvoir me permettre d'être vue. Seules mes pommettes saillantes ressortaient de l'ombre de ma capuche. Je ne sais pas combien de temps j'ai attendu. Je ne sentais plus rien. Tous mes sens s'étaient fermés, et tandis que le jour se levait doucement, le noir m'enveloppait. Une brume aux vapeurs d'encre s'étalait lentement au sol, semblant vouloir m'encercler au ralenti. Je ne la voyais pas ; mes yeux ouverts s'étaient éteints à la vue, mais je devinais l'étendue des miasmes à leur odeur âcre qui venait m'irriter la narine. Cette odeur-là était unique, elle était presque acide, elle me pénétrait par la peau, elle emplissait mes pores. Et surtout... elle éveillait en moi une sensation atroce, une souffrance que j'ignorais jusque là. J'avais faim. Pas le genre de faim qu'un cornet de frites pourrait apaiser. Cette chose, là au dehors, m'appelait comme si elle voulait m'avaler. Et moi, mon moi profond et incontrôlable, je voulais répondre à son appel – ou plutôt, je devais répondre à son appel, parce que ma volonté m'avait été ôtée. Je devais la manger.

BrisésWhere stories live. Discover now