Chapitre 5

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Shinjuku

Hajime est presque devenu un poids mort sur son épaule. Gorka craint même un instant que le jeune homme ne se soit finalement assoupi, sans doute terrassé par cette soirée dont il ne veut pas parler. L'Espagnol n'insistera pas : lui, plus que tous les autres, sait combien les questions peuvent parfois réveiller des souvenirs que ne valent pas le prix des réponses qu'on leur fait.

Il pousse la porte de l'immeuble de l'épaule, le bras passé autour de la taille de Hajime pour l'empêcher de tomber. Il n'y a pas d'ascenseur. Gorka remonte le Japonais contre lui et le secoue légèrement pour le tirer de son demi-sommeil.
— Quel étage ?
Hajime émet un grognement. L'Espagnol répète sa question, à laquelle l'autre garçon répond enfin :
— Deuxième. Porte 9.

La montée des marches aurait pu être comique si la situation l'avait permis, mais l'état presque comateux de Hajime, dont les mouvements sont à peine cohérents, relève plus de la tragédie qu'autre chose. Gorka, de toute façon, n'a pas envie de rire. Stoïque, il réprime un soupir de soulagement lorsqu'ils arrivent au deuxième étage ; son bras lui fait mal, il a une crampe au niveau du mollet, et sa nuit sans sommeil commence à lui nouer les muscles. Heureusement, il est plus grand et plus fort que le Japonais.

— Ta clé ? Elle est où ?
— Attends.
Dans ce qui semble être un suprême effort, Hajime fouille dans la poche de sa veste et en tire un trousseau, qu'il tend à Gorka.
— La plus grosse, la grise.

L'Espagnol s'en saisit et ouvre la porte, entraînant l'autre jeune homme avec lui. Le sac de Hajime tombe au sol dans un bruit sourd. Levant successivement les pieds pour délacer ses tennis montantes d'un doigt rapide, Gorka les retire, puis installe Hajime sur la petite marche du genkan. Les yeux fermés, le Japonais s'avachit, l'épaule contre le mur. Il se laisse faire lorsque Gorka délace ses chaussures qu'il abandonne ensuite près des siennes, dont le rouge tranche sur la pénombre.

Gorka se sent comme un étranger dans cet appartement qui n'est pas le sien et où il n'est jamais venu, celui d'un garçon qu'il connait encore mal et dont, au fond, il ne sait pas grand-chose. Il avise la petite chambre qui jouxte le salon et y entraîne Hajime, se cognant contre la table basse et un de pieds du canapé. Il dépose le Japonais sur le lit et s'agenouille après quelques instants pour aider Hajime à retirer sa veste. Le jeune homme sent l'alcool et la cigarette à plein nez.

— Pas sur le dos. Sur le côté.
Arrachant un soupir contrarié à Hajime, Gorka l'aide à se retourner. Soudain, les yeux de l'Espagnol voient, peut-être pour la première fois depuis qu'il l'a retrouvé sur le trottoir, le visage de son « ami ». Une question l'assaille alors : qui est cette personne, allongée dans le lit face lui ? Elle ne ressemble pas à Hajime, avec ses cheveux tirés en arrière, poisseux de gel, ses yeux dépourvus de lunettes, ses vêtements qu'il ne lui connaît pas. Et surtout, cette incroyable fatigue, cette tristesse, cette lassitude, cet abandon...

Gorka se redresse ; il y a plus urgent que ces interrogations.
— Je peux aller dans la salle de bain ? Tu as du paracétamol ?
— Dans... euh... dans le placard...
L'Espagnol disparaît dans la toute petite pièce attenante où l'espace est grignoté par une cabine de douche, une machine à laver et un lavabo. L'Espagnol s'empresse d'ouvrir le placard à la recherche de la boîte de médicaments et retourne dans la chambre.
— Je vais te chercher un verre d'eau.
Il n'est pas chez lui et a le sentiment de violer l'intimité du Japonais sous couvert de bonne volonté. Il remplit un verre à la va-vite et revient le poser sur la table de chevet, près de la plaquette de paracétamol.
— Tu as besoin d'autre chose ?
À nouveau, pour toute réponse, un grognement. 

Gorka se relève : il n'a plus rien à faire ici et s'avance doucement vers la sortie.
— Merci...

Au murmure, l'Espagnol rentre la tête dans les épaules. Il ne se retourne pas, ne répond rien. Il part mettre ses chaussures, puis referme la porte derrière lui et dégringole les escaliers aussi vite que possible.

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