Chapitre 6

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Shinjuku, fin novembre

Les jours, en passant comme ils font changer les couleurs des feuilles, ont enterré les craintes de Hajime. Les mots et les silences de Gorka sont restés les mêmes, et l'Espagnol n'a pas espacé ses attentes infatigables sur la pierre de Kansen-en.

Le Japonais a tenté d'analyser le regard de son compagnon — lui aurait pu changer, lui aurait dû changer, avant même tout le reste. S'infuser de mépris, se remplir de distance, sourdre de dégoût. Gorka, après tout, l'a vu dans son pire état.

En formulant cette pensée, Hajime sait toutefois qu'il se ment. Vomir les restes d'alcool n'est pas pire que faire boire ces femmes en échange de tendresse fabriquée, que se laisser toucher par elles en échange d'argent. S'il s'est senti comme un déchet à cracher sa bile sur le trottoir ou à n'être pas capable de rentrer chez lui sur ses deux pieds, ce sentiment n'est rien à côté de celui qui prend possession de lui lorsqu'il se trouve dans la peau de Ren. Dans la peau de Ren, il se sent pire qu'un déchet — il est une montagne de déchets en décomposition, bien emballée et parfumée afin que la personne en face ne se rende compte de rien, afin qu'elle continue à penser qu'il est un cadeau au contenu aussi merveilleux que le papier.

Sans doute serait-ce l'apercevoir en host qui ferait irrémédiablement changer le regard de Gorka, ce regard qui, malgré ce dont il a été témoin, refuse jusqu'à présent de s'altérer. Les yeux noisette l'observent par-dessous la frange avec leur réserve, leur silence mais aussi leur intérêt ordinaires. Ils autorisent toujours Hajime à respirer une heure dans le parc aux côtés de leur propriétaire avant le moment de se préparer pour aller « travailler ».

Il y a cependant des choses qui ont changé depuis cette soirée pénible — a-t-elle été pénible ? Il a du mal à se décider. Peut-être cela lui a-t-il fait du bien également de voir avec quelle constance l'autre étudiant l'a attendu dans la nuit, de voir qu'il ne l'a pas laissé à son triste sort malgré le triste tableau qu'il présentait, de voir qu'il a accepté de revenir le lendemain. Mais depuis, en tous les cas, certains éléments diffèrent.

Gorka ne lui souhaite plus une bonne soirée lorsqu'ils se séparent, comme s'il avait deviné que l'épisode de l'autre nuit n'était pas un événement isolé. Il quitte également le parc d'un pas plus pressé, de manière presque ostensible, comme s'il savait que Hajime devait courir. Comme s'il lui signifiait qu'il ne voulait pas le mettre en retard, qu'il le rendait à cette autre vie dont il ne fait pas partie. Le Japonais en est à la fois reconnaissant et un peu triste, sans avoir envie de se demander pourquoi.

La routine continue, se déroule jour après jour tel un ruban. Les mêmes heures. Les mêmes endroits où ils se retrouvent et se disent au revoir, et ceux qu'ils évitent soigneusement dans leurs conversations. Ils parlent de tout et de rien, de leurs études, du Japon, de musique, mais jamais vraiment d'eux-mêmes. Ils sont des terrains minés ; Gorka aussi, Hajime l'a très bien compris.

🌸🌸🌸🌸🌸

— Gorka ?
L'Espagnol interrompt la contemplation du bout de ses chaussures pour regarder son compagnon. Son expression est sa question.
— Ça ne te tenterait pas d'aller voir un autre parc ? Il y en a plein à Tokyo. Et c'est la période où les feuilles d'automne sont vraiment belles... Toi qui aimes les parcs, c'est peut-être un peu dommage que tu ne voies pas les autres parce qu'on reste toujours ici ? Kansen-en n'est pas le plus inoubliable, en plus.
Gorka l'observe un bref instant sans rien dire, puis hoche la tête.
— Si tu veux.

Gorka est capable de dire non : Hajime l'a déjà vu repousser ses colocataires ; il l'a déjà vu refuser des propositions avec rudesse, parfois colère. Il sait par Ophélia que Becky, l'Anglaise avec qui l'étudiant en Philosophie paraît plus ou moins s'entendre, le surnomme « l'ourson » pour son côté grognon, voire carrément sauvage. Gorka est capable de dire non, mais il vient à Kansen-en plusieurs fois par semaine, mais il lui répond « si tu veux », et Hajime traduit donc par « oui ».

— Parmi les grands parcs, on peut tester Shinjuku Gyoen d'abord, peut-être ? Ce n'est pas si loin. C'est un ancien jardin privé, devenu jardin impérial, qui est maintenant un parc public. Si on y va maintenant, on pourra encore entrer avant la fermeture des portiques.
— Ça me va, acquiesce Gorka.
— En route, alors ! s'exclame le Japonais.

L'Espagnol se lève, balaie d'une main son pantalon pour en ôter les bouts de feuilles mortes qui se sont accrochées au tissu. Il suit ensuite son guide à l'extérieur du jardin, puis dans les rues de Shinjuku.

KintsugiWhere stories live. Discover now