Chapitre 9

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*15 mai 837*

Le trajet en bateau entre le District de Shiganshina et le District de Trost, à travers le Mur Maria, fut long et très épuisant moralement. La capuche camouflant toujours mon visage, je restais assise sur un banc situé à l'avant du bateau, alors que le paysage défilait sous mes yeux sans que j'y prête la moindre attention. Je ne me sentais pas à l'aise. Comme me l'avait conseillé Erwin, je me tenais toujours auprès de lui ou de Hansi quand l'un des deux allait inspecter le tour du bateau ; cette fois, c'était Hansi qui était assise à mes côtés et me faisait la discussion, et Erwin qui fouillait de fond en comble le pont, parmi les passagers. Aucun d'eux ne nous prêtait attention, tant ils étaient pris par leurs conversations et les différents paysages. Le regard de Hansi s'illuminait quand elle se mettait à parler des Titans, et je l'écoutais d'une oreille distraite sans prononcer un seul mot.
On ne pouvait pas dire que ça me rassurait de savoir les responsables de l'incendie en liberté. Ils avaient quand même tué des gens, dont mes parents, et à cause d'eux ma maison était entièrement détruite, rongée par les flammes, je n'avais plus d'endroit où me réfugier. Et comble de l'ironie, le choc m'avait fait perdre la mémoire. Fantastique ! La vie ne faisait de cadeau à personne, mais là, c'était franchement abusé.
Je me questionnais sur les deux associés de mon père, qui avaient eux aussi réussi à s'échapper de l'incendie qui se propageaient. On m'avait donné leurs noms lorsque j'avais posé la question, Giovanni Medici et Nahuel Sato, mais je ne me souvenais pas de leurs visages. Ou plutôt, je n'arrivais à remettre les noms sur un visage. Pourtant, je devais les avoir croisés plus d'une fois au travail de mon père, ou quand ils venaient à la maison... Erna Rosenberg l'avait précisé : il faudra du temps avant que mon amnésie ne disparaisse complètement, à mesure que les souvenirs reviendront.
Du temps, du temps, il fallait le dire vite. J'aurais surtout le temps de mourir une bonne centaine de fois, si mon chemin croisait celui de l'un des meurtriers. Ils n'avaient pas hésité à tuer six personnes, qui sait ce qui se passera si moi ou les collègues de mon père nous retrouvions face à eux ? A qui profitait le crime ?

*
*   *

La silhouette d'Erwin passa devant moi quand Hansi évoqua le souhait de capturer un Titan, pour y faire des recherches plus approfondies sur eux. Je levais les yeux vers lui. Son visage restait impassible.
- C'est à toi de faire la surveillance, Hansi, annonça-t-il. Tu laisseras respirer Nasrin par le même temps.
- Quoi ! Je lui parle juste de mes recherches sur les Titans, se défendit la principale intéressée, faussement choquée, ce n'est quand même pas la mort de discuter sur ces êtres humanoïdes de temps en temps.
- Je sais aussi que ça peut durer des heures, tes « discussions » sur les Titans. Allez, va faire ta ronde.
A entendre le fond de sa voix, ça devait faire longtemps qu'Erwin était habitué à l'obsession de sa jeune collègue concernant les Titans, et à ses longs discours à ce sujet, depuis l'entrée de Hansi chez les Explorateurs quatre ans plus tôt, en 831. Mais il devait également en avoir ras-le-bol d'en entendre parler à longueur de journée, bien qu'en cet instant il ne le montra pas. C'était pratique, de ne pas laisser entrevoir ses émotions à travers les traits de son visage. Surtout quand on voyait ce que le Bataillon d'exploration se prenait en pleine poire, à leur retour d'expéditions Extra-Muros. Je ressentais une immense peine pour eux.
Hansi partie, Erwin laissa échapper un soupir avant de prendre la place où elle s'était assise quelques instants plus tôt, sur ma gauche. Il essayait de ne rien laisser transparaître, mais je voyais qu'il avait du mal à oublier mon état de santé. Cela m'attristait, et en même temps je ne lui en voulais pas de tenter de trouver ses mots pour ne pas me froisser involontairement.
Cinq minutes passèrent, peut-être plus, avant qu'Erwin ne finisse par rompre la glace le premier. Il redressa légèrement la tête et déclara :
- Peu après l'incendie, Nahuel Sato et Giovanni Medici avaient été envoyés à l'hôpital de Trost pour être examinés. Leurs blessures étaient superficielles, mais on voulait s'assurer qu'ils n'avaient pas d'autres séquelles plus graves que l'on ne verrait pas à l'œil nu. Les collègues de ton père étaient traumatisés, c'est sûr, mais par chance aucune autre blessure n'avait été relevée. Ils ont pu sortir deux jours plus tard.
Deux jours après l'incendie... Des blessures superficielles... Je n'étais pas encore sortie du coma, à ce moment-là.
- Et... ils habitaient au District de Trost ? demandai-je, après un silence. Ont-ils des familles qui s'inquiétaient ?
- Oui, les deux sont mariés, Medici a deux enfants à peine plus âgés que toi, et Sato en a trois, dit Erwin. Le premier a le même âge que les enfants de Medici, et les deux autres sont plus jeunes que toi. Sato et Medici se sont beaucoup inquiétés pour toi. Ils craignaient que tu perdes la vie.
Je n'imaginais même pas ce qu'ils avaient ressenti, en attendant mon réveil, ni même maintenant. La culpabilité de ne pas avoir pu sauver toutes les victimes de l'incendie, mes parents y compris, pesait sans doute sur leur conscience, et pourtant aucun des deux n'avait rien fait de mal. Ils n'étaient pas responsables des évènements. Mais à cause de cette même culpabilité, ils ne pouvaient s'empêcher de s'en vouloir et de se faire des reproches — « Aurais-je réagi différemment, si j'avais su ce qui allait se passer ? », « J'aurais dû essayer de les sauver. », et autres pensées de ce genre. Un sentiment difficile à faire disparaître comme ça, parce que cela pouvait entraîner une sévère dépression ou une tentative de suicide de la part de la personne qui en souffrait.
Erna Rosenberg m'avait dit que ce ressenti qui les animait s'appelait la culpabilité du survivant. Autrement dit, un syndrome douloureusement ressenti par les survivants d'un accident ou d'un massacre, où les autres personnes étaient tragiquement décédées. Ils se sentaient alors « en faute » d'être encore en vie, et la culpabilité les rongeant pouvait être la cause de leur dépression. À ce stade, ça devait être horrible de ressentir un tel sentiment négatif en permanence.
Erwin dut deviner à quoi je pensais, car il essaya de me changer les idées en partant sur un autre sujet. Comme me décrire les casernes que le Bataillon avait en sa possession — celle qui était au District de Trost, et le QG sur le chemin de Trost et Shiganshina. Curieusement, je n'avais pas la tête à cela.
- Erwin ?
- Oui ?
- Désolée si je t'interrompe dans tes explications, mais je voudrais que tu fasses une faveur pour moi.
- Dis-moi ce qui te tracasse.
- Ça m'ennuie de te demander cela, mais... je souhaiterais voir où se trouve la boutique de vêtements où je travaillais avant l'incendie.
A l'annonce de ces mots, je découvris la surprise se peindre sur les traits d'Erwin, pour la première fois depuis notre rencontre quelques jours plus tôt, avant que l'on apprenne la décision du Général Zackley. Il ne devait visiblement pas s'attendre à une telle demande, et il avait donc été pris de court, ne sachant pas quoi répondre au départ. Erwin finit par retrouver ses esprits au bout de quelques secondes pour dire le fond de sa pensée, mais je le devançai en l'arrêtant d'un geste de la main :
- Je sais que ça peut paraître égoïste, dit comme ça, mais je veux juste voir à quoi ressemble mon lieu de travail, et si certains souvenirs reviendront si je me rends là-bas, dis-je.
Il fallait essayer de revenir aux endroits où l'on avait l'habitude d'aller, avant le jour où tout avait basculé, et noter dans un carnet les rêves qui paraissaient réalistes à nos yeux, pour retrouver des bribes de souvenirs de notre ancienne vie. C'est ce que la femme du capitaine Rosenberg m'avait conseillé de faire. C'est pour cela qu'elle m'avait donné un cahier et un crayon pour les écrire, au cas où cela me reviendrait. Une idée simple mais efficace, selon elle.
- On s'y rendra dès qu'on arrivera au District de Trost, je te le promets. Mais, d'abord, on devra en parler au Major Shadis afin qu'on ne prenne pas de risques inutiles. Le Général et les autres corps d'armée comptent sur nous pour les prévenir en cas de nouveauté.
Je réalisai à cet instant que le malaise qui m'avait pris un peu plus tôt s'était envolé, un poids en moins sur mes frêles épaules en même temps que je repris ma respiration, car je l'avais retenue jusqu'à la réponse d'Erwin. Et étrangement, je ne ressentais aucune gêne après cette conversation avec le subordonné de l'homme que tous surnommaient « le Colonel Rosenberg ». N'importe quel patient amnésique n'aurait pas osé poser la question, mais je me sentais en confiance avec Erwin et je savais qu'il m'aiderait à retrouver la mémoire, peu importe les difficultés que nous croiserons sur le chemin. Une confiance bienveillante, et allant dans les deux sens. Il n'y avait plus qu'à espérer que les assassins ne tenteront pas de nous sauter à la gorge lorsque nous descendrons sur le quai de Trost.
N'ayant rien d'autre à ajouter, je remerciai silencieusement Erwin d'un simple regard et posai ma tête sur son épaule. Il ne fallut pas plus de deux secondes pour être emportée dans le pays des songes.

*
*   *

Quand je clignai des yeux un peu plus tard, quelqu'un me secoua doucement à l'épaule. Je me redressai légèrement et vit Erwin, penché légèrement en avant, en train de me jeter un regard rassurant.
- On est arrivés, Nasrin. Le bateau est amarré au quai du District de Trost pour une vingtaine de minutes. On ferait mieux de descendre avant d'être embarqués à nouveau, et de nous rendre cette fois au District de Hermiha, au sud du Mur Sina, m'annonça-t-il.
Je me frottais les yeux du revers de la main et remettais la capuche comme il faut sur la tête.
- Où est Hansi ?
- Elle est partie à l'avant du bateau, au moment où nous approchions des quais,
répondit Erwin. Elle a fait partie des premiers passagers à descendre. Elle doit sans doute nous attendre en bas.
Effectivement, nous la retrouvions sur le quai quand nous descendions à notre tour. Sans prêter attention aux passants qui lui jetaient un regard surpris, la jeune soldate faisait des allers et retours avec un air inquiet, se demandant où nous étions passés. Le soulagement apparut sur son visage lorsqu'elle nous vit nous avancer vers elle, côte à côte. Elle ne se gêna même pas pour rabrouer Erwin sur notre retard. Les remontrances de Hansi firent sourire Erwin, et je ne pus réprimer un rire. Décidément, il n'y avait pas plus différent que ces deux-là, leurs chamailleries m'amusaient beaucoup.
Étaient-ils tous comme ça, dans le Bataillon d'exploration ? Je me le demandais. Si c'était vraiment le cas, ça mettait de l'ambiance à la caserne, ou lors des entraînements avant chaque expédition à l'extérieur des Murs. Ça n'était pas plus mal ; la mort les frôlait de si près quand leur chemin croisait les Titans, les familles des soldats ne devaient pas être rassurées de les savoir la côtoyer d'aussi près. Personne n'avait envie de perdre un proche au cours d'une expédition.
Les « reproches » faites, nous prîmes le chemin de la caserne des Explorateurs, qu'ils avaient en ville. Les médecins avaient dit que la Garnison possédait leur propre quartier général à Trost, et que le commandant Pixis y vivait. Je l'ignorais. A ce que j'avais compris, c'était quelqu'un d'assez excentrique.
Le capitaine Clémens Rosenberg nous attendait à l'entrée de la cour de la caserne, quand nous finîmes par arriver là-bas. Il était reconnaissable entre mille avec ses cheveux noir corbeau ébouriffés, ses yeux gris, et sa grande taille. A notre vue, il s'approcha en nous saluant. Erwin et Hansi firent le salut militaire sur le cœur.
- C'est bon, vous pouvez disposer. Content de vous revoir, mademoiselle Aguilera, dit-il en portant son attention sur moi.
Sous la capuche, je lui répondis avec un sourire timide.
- Le Major Shadis est dans son bureau, il attend votre rapport, et par le même temps il voudrait parler avec Nasrin. Juste quelques formalités.
Visiblement, le moment où je souhaitais demander l'autorisation du Major du Bataillon d'exploration, pour revoir ma boutique de vêtements, était arrivé plus vite que je ne l'avais imaginé. Qu'allait-il donc se passer ?

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Le chapitre 9 en ligne, mes petits chats 😊

# Alixassëa l'Elfique

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