Chapitre 1 - L'entrée de la rue Chauchat

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Locaux de la société informatique BRAINDATA, 5 boulevard Haussmann, Paris. 16 novembre 2018, 23h45.

L'entrée principale fermait à 23h. À côté de la porte, une plaque en métal était vissée dans la pierre. Elle indiquait le chemin vers l'accueil de nuit. Marcher quinze mètres sur le boulevard. Rejoindre le croisement avec l'avenue Chauchat. Prendre à gauche. L'entrée de nuit était là. Juste après l'angle.

Ramon se présenta. Il sonna. La porte était dissimulée dans un recoin. Elle était minable. Elle puait. Les clochards adoraient venir pisser là. Adorer c'était vraiment le terme. Une odeur pareille, ça tenait du recueillement, les gars s'étaient donné le mot. Apparemment le meilleur endroit pour se soulager, c'était ce petit coin discret en plein cœur de Paris. Et le résultat était à la hauteur des prières. La puanteur était épouvantable. Elle vous pinçait l'œsophage. Elle vous contractait les sinus. L'urine avait érodé le métal. Des émanations acides vous irritaient les muqueuses. Les muqueuses se défendaient, elles se mettaient en mode ventouse, plus rien ne pouvait pénétrer, le taux d'oxygène dans le sang diminuait. Une étude scientifique récente avait montré que la la perte d'acuité olfactive augmentait les risques de décès imminent. Ramon n'était pas au courant. Immobile, il baignait dans le nuage toxique. Ca puait la mort, il ne remarquait rien. Sans doute était-ce là un signe, mais n'anticipons pas.

L'étude ne faisait pas mention des chauffeurs de taxi. Les scientifiques s'y intéressaient assez peu. Ils avaient tort. En cette heure, en ce lieu, le taxi était la source principale de mise en danger de la vie d'autrui. Ramon avait traversé le boulevard Hausmann quelques secondes auparavant. Il avait manqué de se faire écraser. Ramon avait le nez détraqué, du côté des yeux et des oreilles, ça n'allait pas fort non plus. Tout son système de perception était en dérangement. Un taxi avait foncé sur lui. Ramon mesurait 1m90, il pesait dans les 110 kilos. Il s'était planté sur le trottoir, pile à la verticale du halo d'un lampadaire. On ne pouvait pas le rater.

De grosses averses avaient détrempé Paris pendant toute la soirée. Des caniveaux s'étaient bouchés, de vastes flaques s'étaient formées. Il y en avait une à la hauteur de Ramon. Le chauffeur avait eu envie de s'amuser. C'était un sacré con. Il avait repéré Ramon l'armoire-à-glace. Il avait visé la flaque. Le mec avait l'air de dormir debout. Il allait le tremper. On allait bien se marrer. Le chauffeur n'était plus qu'à quelques mètres. Il avait hurlé. — OH PUTAIN DE MERDE !

L'armoire à glace s'était mise à bouger subitement. Sans regarder, Ramon avait allongé la jambe, il s'était engagé sur la chaussée. Le chauffeur avait donné un énorme coup de volant. Il avait évité Ramon de justesse. Il avait roulé en plein dans la flaque. Il y eut une gerbe d'eau splendide. Ramon fut inondé jusqu'à mi-cuisse. Le taxi ne s'était pas arrêté. Le boulevard était désert. Une fine pellicule mouillée le recouvrait. Les feux arrière du fuyard s'y étaient reflétés. Une longue trainée rouge. Elle avait déjà glissé loin.

C'était une de ces nuits de novembre à ne pas mettre un Parisien dehors. À des centaines de mètres à la ronde, il n'y avait qu'un seul piéton et qu'un seul taxi ; ils avaient manqué de se télescoper. Ramon pressa le pas. Son pantalon dégoulinait. Pour marcher c'était gênant. Il se dandina pour finir de traverser. Il ressemblait à un pachyderme aux jambes arquées. Il avait rejoint l'entrée de nuit de Braindata. Il était devant la vieille porte qui puait. Il avait sonné, il attendait qu'on lui ouvre.

Ramon Jacotte, empereur des gilets jaunes. Episode I.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant