Chapitre 1

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La ville fortifiée de Jahstel était située à l'extrémité sud-ouest de l'Angleterre, dans la province de Danton remplaçant l'ancien comté des Cornouailles. À l'instar des quelques villes et villages fortifiés de la province, Jahstel était l'une des dernières pièces encore debout sur un échiquier en fin de partie. Celui du monde. 

En dépit du mal qui planait au-dessus de ses épais murs, la ville fourmillait de vie. Une rumeur constante courrait le long de ses rues pavées. Voitures, bêtes de trait, gentlemans, commerçants et petit peuple se mêlaient dans une effervescence fiévreuse et enivrante. Mille senteurs se dégageait des étals proposant autant d'articles qu'il pouvait y avoir d'envies. Jambons braisés, poulets à la broche, poisson frais et épices orientales se mêlaient dans un tourbillon d'odeurs grisantes et d'interpellations invitantes. La proximité de l'Exe qui traversait la ville rendait aux habitants la vie beaucoup moins rude que bon nombre de leurs comparses au-delà des murs. Il y avait suffisamment d'eau pour irriguer les cultures et pourvoir aux nécessités de la vie quotidienne. Lilith, cette énorme lune pourpre, flottait toujours au-dessus de chaque tête, vomissant sa lueur écarlate sur tous les murs, présage muet de grands troubles à venir et chaque jour plus menaçante. 

Jahstel était divisée en trois parties presque égales. À l'est, de vastes pâturages ou d'humbles paysans faisaient paître leurs troupeaux sous l'œil bienveillant du grand gardien de pierre. Au sud c'était de petites habitations de brique et de chaume étroitement serrées les unes aux autres et dont les toits se faisaient face. Les rues étaient étroites et sales, si bien que les cheveux avaient grande peine à y passer et on ne s'y risquait jamais en voiture. Aux premières lueurs du jour c'était une masse grouillante qui envahissait ces rues sinueuses pour s'y affairer quotidiennement, répandant derrière elle un nuage odorant de poisson, de vinaigre, de fromage et de pain rassis. 

Au nord, de solides battisses de style victorien, vestiges d'une splendeur passée se dressaient fièrement face à la rive, entourant de riches résidences aux jardins luxuriants. La plus imposante de toutes appartenait à Sir Johnas Steelson, un riche et puissant comte ayant fait fortune dans le commerce de cosmétiques et autres produits de senteurs. La menace omniprésente des démons rendant la récolte de fleurs et autres matières premières à cette industrie périlleuse, Sir Johnas avait racheté une partie des terres de l'est afin d'y semer les végétaux nécessaires à son commerce et ce dernier était devenu très lucratif au fil des années.

Malgré l'opulence de ses moyens il était une richesse encore plus précieuse que toute autre à ses yeux. Sa fille. Lady Myra Steelson était une beauté diaphane à la chevelure rousse dont le charme et la bonté naturelle faisait le bonheur de son père, la convoitise des gentlemans et l'admiration des jeunes dames qui soupiraient d'envie en la voyant. Fraîche et énergique elle était de ces femmes qui traversent la vie avec grâce, insouciance et légèreté. Sir Johnas l'aimait et par dessous tout il prévoyait de la marier au comte Edgar Thornton, riche héritier d'une fortune qui permettrait d'asseoir le pouvoir et le prestige de leur deux maisons pour encore quelques générations. Ces derniers soirs lorsqu'il la couchait, il songeait qu'il ne pourrait plus poser de baisers chastes et paternels sur les lèvres de sa fille avant de la border. Quelque fois il regardait cet ange roux endormi, y voyait les traits de sa défunte épouse et regrettait d'être son père, de ne plus avoir vingt ans et de ne pouvoir la posséder. 

C'était un soir d'Août 1837 ou il convia sa société à une réception en l'honneur de la future union de sa fille et du Comte Edgar Thornton. Les lilas étaient en fleurs et embaumaient l'air de leur agréable parfum. L'air était chaud et une légère brise soufflait de l'ouest. Les convives affables, discutaient avec volubilité, leur flûte de champagne à la main étincelant à la lumière des fanaux à l'huile. Myra apparut au bras de son père parée de ses plus beaux atours. Une robe en taffetas de soie aux élégants motifs floraux surmontée d'un châle en mousseline blanc sur lequel retombait sa longue chevelure qui flamboyaient sous la lumière blonde des lampes. A sa vue, les conversations et les rires cessèrent. Elle descendit les quelques marches du perron dans un silence cérémonieux. Le monde parut se figer. Ils la contemplèrent avec admiration. Désir pour certains. Après ce court instant, flatteries et mondanités reprirent, transperçant la nuit d'éclats de voix frivoles et amusés. Le comte Edgar Thornton était chiquement vêtu d'une veste en flanelle bordeaux sous laquelle on pouvait deviner un jabot de soie à la blancheur immaculée. Myra ne l'avait vu que très peu mais elle l'avait aimé au premier regard et ne comptait pas refuser les desseins que son père avait pour elle. Dieu qu'il était beau avec ses pommettes saillantes, son regard d'un bleu limpide à la fois doux et bienveillant. De larges favoris encadraient son visage, lui donnant un air fauve qui associé à sa solide physionomie créait en lui un mélange ambigu de force et de bonté. Il planta son regard dans celui de Myra. Un regard chargé de volupté et d'heureuses promesses. Elle en fut comme transpercée. Une brusque bouffée de chaleur irradia sa poitrine et le feu lui monta aux joues. Quelques dames parmi les convives pouffèrent face à cet émoi naïf qui leur rappela celui de leurs jeunes années. D'autres, les plus jeunes, lorgnaient le comte avec envie et exaspération comme s'il eût été la figure même du raffinement et de la fortune dont elles ne pourraient jamais jouir. 

De belle humeur et ragaillardi par cette belle soirée d'été, Sir Johnas proposa de jouer à chat dans le bosquet de la résidence qui avait été taillé en un massif labyrinthe de verdure pour l'occasion. Cette annonce mit aussitôt l'assistance quelque peu lasse en grande joie. Quelques gentlemans mi-dubitatifs mi-amusés et quelques dames piaillant et se tenant la main disparurent entre les hautes haies. Myra courrait à en perdre haleine. Elle savait Edgar sur ses talons et comptait bien le semer car elle craignait que le champagne et les instincts du jeune homme excité par le jeu n'eussent raison de sa vertu si jamais il parvenait à la débusquer. Myra courrait, un sourire béat aux lèvres, s'engouffrant dans chaque intersection et s'enfonçant de plus en plus sûrement dans le dédale. L'idée de mettre ainsi en déroute le fameux Comte Thornton l'amusait. Elle savait que très prochainement elle abandonnerait sa vie d'enfant pour embrasser celle plus contraignante de femme. Mais pour l'instant elle savourait cette liberté et cette merveilleuse sensation d'indépendance qu'elle ressentait à chaque foulée qui la séparait du comte. Un long moment s'écoula et bientôt les voix et les éclats de rire qui l'enveloppaient disparurent, laissant place au silence feutré de la nuit. Elle était seule. Elle estima que la partie devait être terminée et entreprit de rentrer à son tour. 

Un convoi obscur de nuages masqua la lune. Seule Lilith, toujours menaçante, rependait encore ses faibles rayons écarlates sur le feuillage lisse des murs végétaux. Une désagréable sensation de malaise assaillit Myra. Une angoisse sourde et inexplicable naissait dans sa poitrine. Elle eut l'impression d'être observée. Lentement, presque au ralenti, elle fit volte-face et aperçut un individu dans la pénombre. La lumière de Lilith découpait la silhouette d'un homme qui se tenait immobile au milieu de l'allée. « Ed...Edgar ? » parvint à articuler faiblement la jeune femme. Soudain l'angoisse se mua en terreur lorsque ses yeux rencontrèrent ceux de l'homme. Ils rougeoyaient tels des braises incandescentes. Elle le vit et à ce moment-là ce fut tout. Son être tout entier se dissolvait dans ces yeux et les derniers remparts de sa volonté cédèrent. 

Sir Johnas observait d'un œil inquiet l'entrée du bosquet d'où les convives émergeait au compte-goutte avec l'espoir rassurant d'apercevoir son visage dès qu'une silhouette féminine jaillissait du dédale. Mais Myra ne revint pas.   

ElyseDonde viven las historias. Descúbrelo ahora