Chapitre 3

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Il ne fut pas bien difficile pour Elyse d'escalader la haute muraille qui se dressait maintenant face à elle. Ses doigts puissants se cramponnèrent avec force à la roche lisse, éventrant chaque bloc de ses griffes acérées. Elle se hissa avec une extraordinaire agilité jusqu'au sommet et se laissa choir sur le sol, se réceptionnant avec légèreté alors qu'une telle chute aurait dû implacablement lui briser les membres, lui promettant une lente et douloureuse agonie si elle ne mourait pas sur le coup, disloquée comme une poupée de chiffon au pied de l'enceinte de pierre.

Sa faim apaisée, la grisante ivresse qui réprimait sa lucidité se dissipa et elle eut une pensée pour son père dont la dernière image qu'elle eut fut celle d'un homme prostré et apathique qui à sa vue, bascula dans la folie. Elle l'avait aimé, d'un amour sincère et candide. Elle ignorait tout de sa propre nature mais elle savait depuis quelque temps qu'elle était différente. Elle regrettait de ne pouvoir être la fille qu'il aurait sans doute souhaité qu'elle soit. Mais il y avait ce besoin irrépressible et impérieux de sang qui la tenaillait, agrippait ses viscères et resserrait son étreinte comme une main invisible à chaque fois qu'elle essayait de lutter. Sa gorge lui brûlait et tout son corps irradiait d'une douleur intolérable. Lorsqu'enfin, elle plantait ses crocs dans cette chair tendre et que cette sève nourricière affluait le long de son œsophage, elle la sentait se dissoudre en elle, parcourir les plus infimes ramifications de son corps, revigorant délicieusement chacune de ses cellules en souffrance.

Alors, comme une fleur qui aurait fanée, elle éclosait à nouveau. Elle se souvint des fois ou elle fixait la jugulaire de son père avec envie, qu'elle sentait cet alléchant afflux de sang qui battait au rythme de son cœur, de ce fumet capiteux qui l'étourdissait parfois. Mais jamais elle n'avait cédé, préférant se rabattre sur de petits animaux, du bétail parfois, lorsque la faim était plus forte.

Se nourrir d'un humain aurait anéanti le dernier pallier de dignité qui la différenciait des monstres dont son père et ses amis parlaient si souvent avec effroi et mépris.

Elle ne voulait pas leur ressembler et pourtant elle savait qu'elle ne pourrait plus jamais vivre parmi les hommes. Elle connaissait assez bien leur mœurs pour envisager le cruel sort qu'ils lui auraient réservé si elle n'avait pas pris la décision de s'enfuir ce jour-là. Elle savait que son père avait dû endurer pareil traitement et éprouvait une profonde culpabilité face à sa propre négligence qui lui avait coûté la vie.

La lune pourpre était pleine et ses cruels rayons éclairaient les reliefs d'un tout nouveau monde que malgré la pénombre, les sens en alerte de la jeune fille embrassaient avec une extraordinaire acuité. Quelques ormes parsemaient une terre désolée dont les plateaux vallonnés étaient jonchés de restes humains ou animal qui avaient été sacrifiés à la voracité de la larme lunaire. Le pavot insulaire et le saxifrage exhibaient le squelette de minces tiges rares incarcérées dans un sol dru, presque inhospitalier. Au loin se dessinait les crêtes d'épais massifs dentelés qui surplombaient un littoral accidenté dont les embruns parvenaient à Elyse.

Elle sentait la présence écrasante et intimidante d'une masse invisible qui se tapissait dans l'ombre, son odeur aigre, son halène fétide et cette formidable aura meurtrière qui en émanait.

Elle savait que bien qu'à moité démon, sa part humaine serait suffisamment alléchante pour que ces créatures fassent ripaille de sa chair tendre si elle leur en donnait l'occasion. Elle ne ferait jamais le poids face à l'appétit démuré d'une telle multitude, se disait-elle. Aussi, elle mit à profit sa capacité à les débusquer pour se dérober à toute rencontre incongrue.

Elle finit par s'établir dans une forêt à l'Ouest de la province ou la frondaison des pins dominants lui fournit un abri suffisant contre la morsure du soleil. Elle avait élu domicile dans la niche d'un chêne centenaire ou le lichen recyclait patiemment en humus l'écorce de l'arbre épiscopal. La journée elle y restait immobile, le corps tombant peu à peu dans une torpeur délicieuse à mesure que de silencieuses meutes de chimères galopaient dans sa tête.

Quelques fois elle revoyait le visage de son père, son regard empli de douceur et de fierté, puis il se fondait avec celui de Sir Johnas qui venait quelque fois lui rendre visite et la couvrait d'une tendresse teintée de nostalgie. D'autre fois c'était Misses Hoffman dont les élégantes manières, le charme digne et austère étaient devenus un véritable modèle de bienséance pour la jeune fille. Il lui arrivait aussi de penser à sa mère. Edgar ne parlait que très peu d'elle mais Elyse l'imaginait belle, vertueuse, rassurante et protectrice. Non que ces qualités fissent défaut à son père, elle se demandait parfois ce que la vie aurait pu être si sa mère était en vie.

Elle se voyait entourée de ses bras, le visage caressé par les quelques mèches de cheveux éparses de sa tête penchée sur la sienne, le ton calme et bienveillant de sa voix.

Le soir, elle quittait l'étreinte protectrice du vieux chêne pour se nourrir de petits mammifères et de rongeurs qu'elle débusquait parfois aux prix de longues heures de traque nocturne, les démons ayant emporté dans leur lointain sillage la plupart de la faune locale.

Lorsqu'elle eut ses premières menstruations, Elyse écourta ses activités nocturnes, consciente que l'odeur du sang finirait par immanquablement attirer les voraces prédateurs qu'elle était parvenue à éviter jusque-là. Pourvoyant à ses besoins naturels dans la précipitation la plus absolue, elle se hâtait de retourner incontinent au creux du vieil arbre ou las, elle s'abandonnait à un doux engourdissement chargé de songes oniriques qui se confondaient en un maelstrom abrutissant.

Deux ans de sa vie passèrent ainsi lorsqu'un soir, éprouvée par la faim, qui s'était faite de plus en plus pesante à mesure que le gibier disparaissait de l'écosphère, elle résolut de s'enfoncer plus loin dans la forêt. Au bout d'une longue marche qui lui sembla durer une éternité elle distingua la faible lueur de la fenêtre éclairée d'un chalet dont les bracons et le bandeau émergeaient d'épaisses fourrées. Puis elle sentit le contact lisse et rigide d'un solide fil d'acier heurter sa cheville.

Elle maudit l'acuité surnaturelle de ses sens pour ne pas lui avoir indiqué plus tôt la présence de ce piège grossier mais avant qu'elle ne puisse esquisser le moindre mouvement, un massif rondin d'érable s'écrasa sur son visage.

ElyseWhere stories live. Discover now