Chapitre 2

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Sir Johnas ordonna aussitôt une battue à travers le bosquet en compagnie d'Edgar et de quelques gentlemans ayant bien voulu se joindre à eux. La lueur de torches vacillantes dansait à travers la pénombre nocturne ponctuée d'interpellations inquiètes. « Je l'ai trouvée ! Elle est là ! » annonça l'un des volontaires. Il fut rejoint incontinent par Sir Johnas, le comte lui emboîtant le pas. Myra était là, étendue sur le sol, les yeux clos, une respiration profonde et longue soulevant sa poitrine par intermittence, comme si elle s'était simplement endormie. Le trouble qui rongait le cœur des deux hommes s'était immédiatement changé en soulagement. Ils la mirent au lit pensant que d'humeur délicate, elle avait simplement dû s'évanouir sous l'assaut d'intenses émotions comme le beau sexe avait pour coutume de le faire.

Quinze jours passèrent et les noces d'Edgar et Myra eurent lieu. Elles furent célébrées dans l'ostentation et l'allégresse à la chapelle Saint Mathew, édifice dont la richesse manifeste avec ses souveraines coupoles ornées de peintures séraphiques et ses augustes piliers corinthiens recouverts de feuille d'or rivalisaient avec sa fonction divine. Même le petit peuple fut convié à y assister et jubila de voir enfin s'établir celle dont la beauté et la générosité lui valait déjà la réputation d'une sainte. Ce fut sept mois d'un bonheur intense qui s'acheva prématurément à la naissance de leur fille qui en venant au monde prit la vie de sa mère.

La petite Elyse grandissait et apprenait vite. En quelques années cette délicieuse enfant réussit à remplir le vide laissé par la mort de sa mère. Ses prodiges et sa gaîté occupaient l'espace d'une maison devenue trop grande pour deux. Elle avait hérité de la blondeur de son père et de l'azur profond de ses yeux. De sa mère elle avait gardé le teint laiteux. Elyse avait cette empathie propre à l'enfance, ce regard franc et perspicace qui vous mettait instantanément à nu, comme si elle voyait en vous, ressentait vos émotions. Le matin venu, devant son miroir, lorsqu'il voyait les rides au creux de ses yeux s'étendre et celles de son front se creuser, Edgar se disait que cela en valait bien la peine lorsque l'on pouvait voir grandir si merveilleuse enfant. Misses Hoffman, sa préceptrice, lui enseignait l'anglais, les mathématiques, l'histoire et la musique. Elle était aussitôt tombée sous le charme de la fillette qui ne cessait de l'étonner de ses progrès.

Néanmoins les confins de ce bonheur ne semblaient guère s'étendre au-delà murs de la propriété car la petite Elyse avait développé une curieuse affliction que bon nombre de médecins parmi les plus renommés de Jahstel ne parvinrent à diagnostiquer. Au souper et au dîner, le comte constatait effaré, qu'elle ne touchait presque jamais à ses repas mais la vitalité constante de la petite avait fini par le convaincre qu'elle devait bien trouver un moyen de se nourrir en chapardant dans les cuisines lorsque les domestiques étaient affairés ailleurs. Il ne s'en inquiétât pas outre mesure. Le plus troublant restait la lumière du soleil qui semblait affaiblir la fillette au point que chaque rayon se glissant subrepticement dans les interstices des larges fenêtres l'obligeait à se terrer dans un coin sombre comme un petit animal en souffrance. De larges rideaux en satin avaient été posées dans le living, dans sa chambre et dans la salle d'étude pour occulter cette lumière néfaste à la santé de l'enfant. Lorsque Misses Hoffman prit son service chez les Thornton elle fut vivement surprise par ces curieuses dispositions mais elle s'en accommoda car bien qu'auréolée d'une constante pénombre, la petite vie qu'ils menaient entre études, jeux et moments de complicité était agréable et plaisante.

C'est un soir de Septembre 1851 qu'un groupe de paysans manifestement inquiets franchit le seuil de leur propriété, faisant part au comte de nouvelles alarmantes au sujet de l'état de leurs troupeaux. Elyse venait de fêter ses quatorze printemps. Edgar les écouta avec attention et compassion, qualités qu'il avait héritées du séjour bref de Myra dans sa vie, toujours disposée à prêter l'oreille aux complaintes des petites gens. Il fut dit par quelques éleveurs que très fréquemment, plusieurs de leurs bêtes étaient retrouvées le lendemain matin sans vie et complètement exsangues sans que l'on puisse y trouver quelconque cause ni même la moindre trace du passage vorace d'un animal sauvage. La nouvelle se répandit comme un feu de paille et ce fut lentement mais sûrement que toute la population de Jahstel sombra dans la psychose collective.

Des couvre-feux furent instaurés et l'Église accueillit une recrudescence folle de visiteurs, si bien que bientôt, les bancs de la maison de dieu ne parvinrent plus à contenir la foule qui s'y amassait pour prier. D'aucun scandait qu'il s'agissait là de l'œuvre du diable en personne, d'autres craignaient qu'une brèche dans la muraille n'eut permit à quelque maléfique entité de s'infiltrer impunément dans la ville. Tous se croyaient perdus, tous en appelaient à tous les saints dans une ferveur démesurée qu'ils pensaient capable de les sauver du mal qui planait sur eux.

Dans un élan d'altruisme, un des paysans proposa au comte de se rendre sa famille et lui à la chapelle Saint Mathew afin de se joindre au reste de la ville dans ses pieuses suppliques au seigneur.

Le comte déclina tout d'abord mais face à tous ces regards insistants et soutenus, il se vit contraint de grimper à l'étage pour y trouver sa fille. Les paysans attendirent patiemment sur le perron en jetant quelques coups d'œil curieux à travers l'entrebâillement de la porte qui laissait entrevoir un mobilier luxueux et raffiné qui, pour certains, résonnaient comme un écho à leur vies de nécessiteux, les renvoyant implacablement à leur propre image. Tout à coup ils se sentaient misérables, laids, sales et démunis. Ils en vinrent même à éprouver une haine muette et coupable à l'égard du comte, ce petit nobliau prétentieux, toujours coiffé à la dernière mode avec ses vêtements de soie et ce demi sourire en permanence figé sur les lèvres. Si ce n'était pas par respect envers la grandeur d'âme de feu sa vertueuse femme, il y a bien longtemps qu'ils auraient perdu contenance face à l'air cavalier de ce beau visage.

C'est avec une physionomie grave et hébétée qu'Edgar redescendit. Sa fille avait disparu. Les paysans dont certains s'étaient déplacés pour contempler l'engeance de leur bienfaitrice dont la beauté, disait-on, était en tout point semblable à celle de sa mère ne cachèrent pas leur stupeur et leur frustration. Ils se résolurent donc à aider son père à la chercher à travers l'immense domaine. Au bout de quelques minutes ils aperçurent une petite silhouette bleu prostrée à l'ombre d'un vieux chêne. Edgar reconnut immédiatement la robe de chambre d'Elyse et fut le premier à s'approcher du petit être frémissant dont le corps semblait être parcouru de curieux spasmes à mesure qu'elle s'affairait à une obscure besogne. A mesure qu'il s'approchait, une odeur de sang lui envahit les narines. Sa fille poussait de petits jappements rauques et gutturales entre lesquels lui parvenait un horrible bruit de succion.

Il posa une main sur son épaule et lorsqu'elle lui fit face, il aperçut un visage hideux et grimaçant dont la bouche aussi béante que les portes de l'enfer laissait entrevoir d'abominables canines carnassières. Les yeux du monstre flamboyaient d'une lueur rougeâtre et du sang encore frais ruisselait de ses commissures. Edgar découvrit dans un regard oblique le petit cadavre d'un chat errant qui baignait dans une mare de sang. Il eut un mouvement instinctif de recul puis s'immobilisa sous le choc. « Ce n'est pas ma fille. Je n'ai pas pu engendrer un tel monstre... » pensa-t-il. Un tumulte aigu agitait son esprit. Il fut figé dans une profonde léthargie. Soudain, ce fut comme si ces quinze années de bonheur n'avaient jamais existé. Ce n'était pas sa fille qui se trouvait là, se disait-il. Ce monstre l'avait enlevée, sans doute tuée pour prendre son apparence. Curieusement la possibilité que sa fille soit morte le rassurait plus que de savoir qu'elle était devenue cette chose. Puis très subitement, tout lui apparut avec une lucidité effrayante. La mort de Myra, la frugalité d'Elyse, sa répulsion du soleil et les vêtements crottés de boues que la femme de chambre retrouvait quelque fois au pied du petit lit le matin venu.

Mais avant qu'il n'eût le temps de rassembler ses pensées, les paysans qui n'avaient rien perdu du spectacle se lancèrent à la poursuite de la créature, des armes de fortune à la main tandis que deux robustes fermiers se saisirent du comte, hagard qui ne cherchât même pas à se défendre. Ils la tenaient enfin leur revanche sur ce gentillâtre suffisant, pensèrent-ils. Ils avaient eu raison de ne pas lui faire confiance et cette fois-ci, même la réputation de sa femme ne le sauverait pas car il avait laissé un mal inacceptable s'infiltrer parmi eux.

Elyse parvint à s'enfuir et le comte fut traîné en place publique sous les insultes et les quolibets d'une foule indignée et furieuse. Il fut jugé pour avoir offert l'asile a une créature du malin et condamné au gibet. Il fut pendu le lendemain même. On dit que tout le temps que dura son procès il ne prononça mot et resta digne jusque dans ses derniers instants.

ElyseDonde viven las historias. Descúbrelo ahora