Chapitre 62 - Suzie

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Allongée sur le lit de ma chambre de jeune fille pour une vague sieste, les yeux clos, la joue écrasée sur l'oreiller, je respire l'odeur caractéristique de ma maison d'enfance. Un mélange de lessive, d'huile essentielle de lavande, de poussière aussi. Et une odeur plus subtile, l'odeur de la famille, quelque chose d'unique. Chaque maison a une atmosphère différente à cause de cette odeur-là. Et c'est un peu comme si mon père était toujours présent. Il est dans les armoires, dans sa tasse favorite toujours rangée avec les autres dans le placard de la cuisine, dans son métier à tisser encore installé dans la remise, et mille autres détails. Les maisons gardent les disparus vivants. Je crois que ce n'est ni bien ni mal. Dans mon cas, c'est assez réconfortant.

J'entends le vent qui chahute les volets et fait légèrement trembler la porte-fenêtre qui mène dehors. Plus loin, il y a la voix de ma mère qui tente d'apprendre le jeu de la bataille à mes enfants. Avant de monter à l'étage, je l'ai vu sortir un vieux paquet de cartes d'un tiroir du buffet du salon. Le même avec lequel ma sœur et moi jouions lorsque nous étions petites. Visiblement, Marius n'est pas tout à fait coopératif et j'entends le bruit d'un tas de cartes lancées au sol. Cinq ans, c'est peut-être un peu tôt pour la bataille.

Je suis venue passer deux semaines chez ma mère, dans la Drôme. Le sentiment d'asphyxie que je ressens depuis des années ne fait que s'accentuer, et j'ai pensé que venir ici quelque temps ne pouvait me faire que du bien. Je repars tout à l'heure, et le résultat est plutôt mitigé. Cependant, j'ai eu du temps pour penser, pour écrire à des amis, pour dormir. Ma mère est ravie d'avoir ses petits enfants à demeure, et je lâche prise quand je la vois leur filer des friandises en douce. Émilie adore les pâtes de coing de sa grand-mère.
Juan est resté à Gap. Vu la difficulté qu'il rencontre pour trouver suffisamment de chantiers, il ne pouvait pas refuser le moindre contrat. J'ai hésité à venir chez ma mère, entre autres pour le gâchis d'essence que cela représente, mais j'ai bien senti que plus j'attendais et plus ce serait difficile. Et Maman se sentait seule. La prochaine fois, je lui proposerai de venir vivre avec nous. Il faut que j'en parle à Juan.

Je suis un peu agacée. Bien que je sois allongée depuis un long moment et parfaitement immobile, mon cerveau refuse de me laisser dormir, alors que mes fréquentes insomnies me laissent épuisée. Je finis par bouger un orteil, et la sensation de mouvement après l'immobilité provoque des picotements le long de mon pied. Lentement, je bouge tous les orteils, puis le pied, la jambe. Le mouvement se diffuse à mon autre jambe puis à mon corps entier et je me retourne en m'étirant et en baillant. Tant pis pour la sieste. De toute façon, cela fait plusieurs mois que je n'ai pas écrit dans mon carnet, et j'ai peur d'oublier les menus détails du quotidien au milieu des grands évènements. Je ne sais pas s'ils seront inutiles ou significatifs, s'ils permettront d'expliquer le fascisme, les béances. À vrai dire, ce n'est pas à moi d'en juger. J'écris, simplement. Cela me fait du bien, comme si le quotidien couché sur le papier me permettait de prendre du recul sur l'actualité. Cette dernière est remplie de faits et d'événements qui nous auraient tout bonnement horrifiés il y a quelques années, et que la majorité de la population a finalement acceptés sans trop rugir, petit à petit, glissement après glissement.

J'attrape le carnet et le stylo qui lui est spécifiquement dédié dans la poche principale de mon sac à bandoulière.

« Jeudi 19 octobre 2023
Je n'ai pas écrit ici depuis juillet dernier, et ce n'est pas un hasard, il m'a fallu du temps pour être en capacité d'écrire ce qui s'est passé cet été.
Avant cela, il y eut évidemment la destruction des Jardins Sauvages, en mai dernier. A la suite de quoi une partie des membres des jardins, sûrement galvanisés par les récits d'Emil les jours précédents, montèrent une opération « Neutralisation » et allèrent saboter la gendarmerie. Ils mirent de la glue dans toutes les serrures qu'ils trouvèrent, ouvrirent les réservoirs des véhicules, y versèrent plusieurs kilos de sucre et crevèrent les pneus. Heureusement, cela ne retomba pas trop sur les copains et copines interpellés lors du démantèlement des jardins, car la gendarmerie et les CRS avaient procédé à l'évacuation de deux autres zones un peu trop « alternatives » aux yeux de la préfecture la même semaine. Les gendarmes ne savaient donc pas vraiment à qui attribuer les dégâts. Nos amis passèrent en comparution immédiate et presque tous écopèrent de peines de prison avec sursis sous le motif mensonger de « violences volontaires sur personnes dépositaires de l'autorité publique ». Seul Manu fut condamné à de la prison ferme pour le même motif. Les autres n'avaient évidemment esquissé aucun geste violent envers ceux qui avaient démonté nos années de travail au bulldozer, malgré leurs cris de protestation et de colère. Seul Manu avait repoussé un gendarme qui le coinçait contre un mur : trois mois de prison ferme.

Chroniques d'un monde qui s'effondreWhere stories live. Discover now