Chapitre 34 - Frédéric

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Le train longe le lac de Serre-Ponçon. Les nuages bas gomment la séparation entre les eaux et le ciel, tout se confond dans un gris bleu très doux. Le grand Morgon domine l'ensemble, strié du noir des roches et du blanc de la neige.

L'hiver a attendu le début d'année 2020 pour s'installer enfin, au grand soulagement des stations de ski, déjà en difficulté à cause de la crise et des vacances de Noël sans flocons. Bien sûr, les canons à neige ont fonctionné à plein régime, vidant les lacs de montagne bien au-delà des limites légales, mais cela n'a pas suffi. La sécheresse des mois précédents fait encore ressentir ses effets et quand il n'y a plus d'eau, il n'y a plus de neige artificielle.

Néanmoins depuis le début d'année, la neige attendue par tous ceux dont l'emploi en dépend est arrivée. Et dans les Hautes-Alpes ils sont nombreux à être dans ce cas. Le département est essentiellement touristique et saisonnier, sans aucune industrie et loin des grosses agglomérations.

Je regarde mon fils concentré sur sa console, les yeux rivés sur Link surmontant les obstacles d'un donjon rempli de pièges et créatures, indifférent aux cahots du train.

Je me revois à peine plus vieux que lui, avec la même intense concentration, jouant à un opus précédent du héros de Zelda, et je suis plutôt content d'avoir influencé - ou pas - ses goûts en matière de jeux vidéos.

D'une main, je lui ébouriffe les cheveux :

- Charlie ?

- Hum ?

- Tu as passé un bon week-end ?

Il lève les yeux de son jeu et repousse sa mèche d'un mouvement de tête.

- Ouaip ! C'était cool le ciné ! Tu sais, Maman sera pas d'accord que j'ai vu ce film, mais bon maintenant j'ai 12 ans alors j'ai le droit, hein. Tu vas lui dire ?

Je souris.

- Tu vois, comme tu viens de le dire, tu as l'âge requis par le cinéma et toute l'industrie du film pour regarder ce thriller. Alors je ne vois pas pourquoi une information aussi insignifiante devrait lui être rapportée. Par contre, dis-moi quand tu veux voir des films du genre, je veux quand même vérifier que c'est pas trop violent non plus.

- Oui, ça roule, p'pa. Merci !

- Tu sais, ta mère n'est pas une mégère, elle veut simplement te protéger.

- Ben je ne suis plus un bébé, quand même.

Je regarde mon garçon, entre l'enfant et l'adolescent, les joues encore un peu pleines mais les traits du jeune homme en devenir, et je me demande ce qu'il s'est passé entre ses premiers pas et maintenant. Je me sens fier et un peu usé, un sentiment de vieux con, sûrement.

Il se marre devant mon air indécis et retourne à son jeu.

Je soupire et ferme les yeux un instant.

J'aime le train, et je fulmine en me souvenant que c'est désormais le seul de la journée entre Gap et Briançon. Avec la crise, la SNCF est encore plus dans la tourmente et les lignes ferment les unes après les autres. Pour le moment, cette ligne tient le coup, mais il n'y a plus qu'un seul trajet en train par jour, le reste a été remplacé par du car quand ça n'a pas été supprimé. Quelle absurdité !

C'est rageant d'assister à la lente dégradation des choses, de voir chaque jour disparaître un service de plus, un fragment de normalité de plus. Je me remémore mon voyage en train jusqu'au nord des pays scandinaves il y a 15 ans avec Émeline et je me dis que notre fils a peu de chances d'aller admirer des aurores boréales un jour. Ou alors ce sera le projet d'une vie, et ce sera à pied ou quelque chose du genre.

Les gens me trouvent pessimiste et même les potes et connaissances collapsonautes pensent parfois que j'exagère. Pourtant, je sais bien que non. Je ne suis pas dépressif, seulement lucide.

Je passe en revue les membres de notre petit groupe du jeudi. Bien sûr, Julien est hors-jeu, avec son enthousiasme à la fois agaçant et réconfortant, et depuis qu'il fricote avec Lucie, il plane à 8000. Bernard a les pieds sur terre mais n'est pas aussi renseigné que moi. Lucie a encore une certaine candeur de jeunesse et Christelle est trop prise par sa propre vie pour se poser beaucoup de questions sur notre civilisation. Les autres sont globalement englués dans leur quotidien, et semblent s'accommoder de vivre leur vie tout en accordant une soirée de temps en temps pour réfléchir à ces questions...

Suzie a cette lucidité permanente, elle. Elle est bien documentée, au point de m'informer occasionnellement de nouvelles données que je n'ai pas encore lues. Je vois bien que tout ce foutoir occupe toujours une place dans ses pensées, même quand elle repique des carottes ou joue avec ses gamins. Il y a un silence dans son regard, et c'est bien pour trouver des personnes comme ça que j'ai lancé ces rencontres collapsos l'année dernière.

La plupart de ceux qui viennent s'imaginent un après effondrement chantant et écolo, rempli de communautés autonomes et démocratiques, respectueuses et résilientes. Et même si je le souhaite autant qu'eux, ce futur désirable, je sais qu'avant cela, et si jamais on s'en approche un jour, il y aura des années et même plutôt des décennies très sombres.

Suzie et moi pressentons la hausse massive de la pauvreté, les malades de moins en moins soignés, les ruptures d'approvisionnement en tout genre, un quotidien qui ressemblera à minima à un quotidien de guerre, le fascisme rampant, la baisse drastique de la population... et nous savons qu'ils n'y aura aucun endroit à l'abri, pour nous, les gens du commun.

Que des communautés résilientes seront assurément pillées par des groupes extérieurs quand elles ne seront pas démantelées par un état policier, et que seule la cohésion sociale permettra un minimum de survie.

On est loin des gugusses qui se construisent un bunker et s'imaginent en sécurité avec leurs boîtes de conserve, leur bite et leur couteau.

L'effondrement de notre civilisation ne sera pas brutal comme une porte qui claque. Ce sera un long escalier qu'on descend sur le cul, après avoir trébuché, au choix, sur la fin de ressources bon marché, une autre crise économique, des événements climatiques majeurs, des tensions géopolitiques... et sûrement un cocktail de tout ça.

Je sais que j'ai autant de risques de mourir que n'importe qui, malgré mes connaissances sur le sujet et mes débuts d'autonomie. Je ne suis pas à l'abri d'une épidémie ou d'une répression.

Je m'inquiète pour mon gamin et je me félicite de n'en avoir fait qu'un. Et parfois je culpabilise de l'avoir foutu dans ce merdier.

Je posais la question à Suzie et Christelle, il y a quelques jours, pendant qu'on réparait une serre qui s'est écroulée sous le poids de la neige.

Christelle m'a regardé avec étonnement.

- Ben voyons, si y'a que les cons qui font des gamins, on n'est pas sortis de l'auberge ! Il en faut des gosses écolos et débrouillards pour le monde de demain !

- Et pour le monde qu'il y aura entre celui-là et celui de demain ? j'avais dit avec un léger sarcasme.

Suzie s'était arrêtée un instant, silencieuse, et était retournée chercher des piquets. Christelle, de nouveau concentrée sur la toile plastique, fredonnait un air de Brassens.

L'idiot en moi, taraudé par le silence de Suzie, ne put s'empêcher de la relancer.

- Toi aussi ça t'arrive de regretter d'avoir fait des gosses ?

Elle m'avait regardé, avait donné un coup de masse sur un piquet, semblait réfléchir.

- Non, pas exactement.

- Exactement quoi ?

Elle avait penché la tête, souri à demi et dit :

- Frédéric... sois gentil, puisque tu l'es.

Puis elle m'avait collé la masse dans les mains, m'intimant silencieusement de reprendre le travail. Ce que j'avais fait, en retournant sa phrase dans ma tête.

Chroniques d'un monde qui s'effondreWhere stories live. Discover now