Chapitre 49 - Suzie

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5 Juin 2021

"Cela m'a toujours marquée, la différence entre ma position dans le monde, dans l'univers, et le sentiment irrationnel que ma vie a une importance.
Je ne suis qu'une des 7 793 697 227 humains de cette planète. Ce nombre, je le vois sur un site internet* qui estime des statistiques à partir de milliers de données. Je ne suis qu'une humaine au milieu de presque 8 milliards d'autres. Et malgré tout, le biais de mon ego m'amène à croire en une sorte de droit de vie. Je suis convaincue de mériter la sécurité, la liberté, un toit, de la nourriture, des loisirs... ainsi que mes proches et moins proches.
Chaque être humain sur cette planète veut cela pour lui même également. Et les statistiques me remettent à ma place : rien qu'aujourd'hui, 26 000 personnes sont mortes de faim et 19 200 personnes sont mortes d'un cancer. 800 millions de personnes n'ont pas accès à un point d'eau potable. 800 millions. Quand moi je tourne le robinet sans même y réfléchir.

Lorsqu'on sait quel drame c'est, un humain qui meurt de maladie ou de privation.... pour sa famille, ses amis. Ce que cela signifie d'agonie, de traitements, de deuil. Et que l'on multiplie ça par ces fichues statistiques... on ne peut que se trouver insignifiant. Minuscule.
On pense aux milliers de réfugiés morts noyés ou en esclavage. On se rappelle qu'on pourrait être l'un d'eux, si on avait eu un peu moins de chance à la naissance.

Je ne suis pas une héroïne de roman qui serait à l'abri de la mort grâce à la plume d'un écrivain ou d'un scénariste, je suis une des milliards de "seconds rôles" sur cette planète et je ne peux compter sur un deus ex machina pour me tirer d'affaire. Pour m'éviter le destin auquel semble vouée la majorité de l'humanité. Quels choix faire lorsqu'on ne sait pas les répercussions desdits choix ? Comprendre une situation globale et s'en extirper, ce n'est pas la même chose. Les gens vivent, les gens meurent, et mon affolante vulnérabilité me remet les pieds sur terre. Comment être heureux dans un monde si injuste, et qui ne va qu'empirer ?
Les données m'étouffent parfois. Parce qu'une immense partie de la planète va devenir inhabitable, est déjà en train de le devenir. Parce que l'océan s'acidifie au point de dissoudre la carapace du plancton, base de toute la chaîne alimentaire marine. Parce que la désertification rampe, que les forêts sont rasées, que les océans sont vidés, que l'on tue chaque jour 120 millions d'animaux terrestres.
Il y a des jours où je me trouve stupide d'imaginer un éventuel futur désirable.

Et pourtant la pulsion de vie est là, l'espoir en bandoulière. Baisser les bras est hors de question..."

Je suis interrompue par la sonnette de l'interphone. Mon stylo tombe sur mon journal avec un son mat et je cours appuyer sur le bouton. Un "bonjour, c'est pour un colis !" émerge de l'appareil crachotant.
J'ouvre la porte et quelques instants plus tard, le facteur me dépose un grand carton sur le paillasson.
"Bonjour ! Vous allez bien ?
- Oui et vous ? Ces vacances en Italie ?
- Bien, bien, répond-il. La famille se porte bien et on est revenu avec 20 litres d'huile d'olive. La production baisse mais elle est toujours deliciosa !
Il sort l'appareil sur lequel je dois signer et précise :
"Le colis est un peu abîmé, là." dit-il en pointant un angle du doigt.
Je regarde, constate l'emballage plastique à l'intérieur, et signe le bon de réception.
"Merci ! Vous voulez un peu de coriandre ? J'en ai plein au jardin et en ai coupé bien trop pour mon usage personnel."
En finissant ma phrase je vois son sourire se crisper légèrement.
"Oh. Heu. C'est gentil. Vraiment... Mais je n'aime pas du tout la coriandre !
- Ah ! Désolée !
- Vous ne pouviez pas savoir ! Les goûts et les couleurs, comme on dit ! C'est assez fréquent, les gens qui n'aiment pas ce persil bizarre. "
Il rit et me dit au revoir.

Mon masque de sociabilité s'évanouit une fois la porte refermée. L'état d'esprit qui m'étreignait juste avant l'irruption du facteur est toujours là, légèrement atténué. Je fronce les sourcils et cherche une musique entraînante sur mon ordinateur. Aux premières notes de basse, je vais prendre un couteau dans la cuisine et ouvre le colis. Des t-shirts et casquettes colorées apparaissent. Punaise, il va falloir aimer le fluo ! Il y a aussi les bandes sur les épaules qui se voient la nuit. Je secoue la tête en pouffant, imaginant notre joyeuse bande équipée de la sorte. J'attrape mon téléphone et envoie un sms à Frédéric : " On a reçu le matériel, je suis sûre qu'il va s'accorder à merveille à ton teint délicat."

Chroniques d'un monde qui s'effondreWhere stories live. Discover now