Chapitre 54 - Suzie

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En cette matinée de fin novembre 2021, le gel brille sur les planches de culture et les herbes folles des couloirs à biodiversité des Jardins Sauvages.

"Non mais c'est pas vrai, quelle raclure de bidet !!"
Sous la Serre-Joint, la serre dédiée aux réunions et soirées, bar en palette et mini poêle inclus pour affronter les températures négatives, la voix de Françoise vient de rugir. Nous n'avons pas le temps de poser des questions qu'elle agite les bras pour nous inciter à nous mettre en demi-cercle autour d'elle. Elle augmente le volume de sa tablette numérique, et la tête de notre cher ministre de la santé apparaît lorsqu'elle retourne l'appareil vers nous. Sa voix couvre nos discussions.
"Les manifestations ne sont pas un réel obstacle au maintien de la qualité des soins dans les hôpitaux français, annonce-t-il."
La journaliste réplique : "Mais il y a actuellement 40% des soignants en grève, les manifestations hebdomadaires réunissent des dizaines de milliers de manifestants... En ce moment même, une manifestation bat le pavé à quelques rues de Radio France ..."
Le ministre agite légèrement la main pour l'interrompre et dit :
"Les manifestants n'ont aucune préoccupation pour les patients. Ceux qui sont de bons soignants sont à leur poste, là où on a besoin d'eux, épaulés par des cohortes de Travailleurs Solidaires Actifs pour les menues tâches, grâce à l'initiative du gouvernement."
Françoise arrête la vidéo et les murmures de notre groupe d'une quinzaine de bénévoles explosent en conversations agitées.
"Mais quel sombre c..."
"Il a dit ça quand ?!"
"Mais c'est pas possible !"
"Il a balancé ça en direct sur France Inter, il y a une demi-heure. Ca fait déjà un foutoir terrible", explique Françoise.

Plusieurs personnes, remontées comme des coucous suisses, commencent à parler opérations de sabotage pendant que d'autres se renseignent auprès de Thomas et Lucie qui gèrent le bar aujourd'hui.
"Il reste de la chicorée chaude ?"
"Oh non mais ça va les pisses-mémés, là ! T'as réussi à acheter du café, Lulu ?"
Lucie répond à Gervais que oui bien sur, est-ce qu'il veut une banane et un carré de chocolat avec ? Gervais a le bon goût de rougir, se souvenant visiblement que les prix de certains produits ont quintuplé ces derniers mois. Suite aux ruptures de plusieurs traités de commerce internationaux par la Chine et les USA avec les pays encore engagés dans les plans climat, tout le commerce mondial a été déstabilisé, et les produits venus de loin deviennent un luxe. Les accros au café et autres substances exotiques ont dû commencer un sevrage forcé. Sans compter que les pénuries s'aggravent à cause des tensions qui se créent un peu partout, notamment dans le détroit d'Ormuz, point névralgique de notre approvisionnement en pétrole. Je reste un peu à l'écart, réévaluant pour moi-même les répercussions possibles de l'inconséquence ministérielle, révisant mon planning personnel, ainsi que mes possibilités d'action sans mettre ma famille en danger.

Depuis la perte de mon travail le mois dernier, je passe l'essentiel de mon temps libre ici, aux Jardins Sauvages. J'ai trouvé quelques heures d'aide à domicile chez des personnes âgées du quartier, au black, pour essayer de compléter la faible allocation chômage forfaitaire octroyée par mon ancien employeur, mais cela fait peu. Heureusement, l'entreprise de Juan tient encore le coup, même s'il n'est pas dans sa meilleure année. Nous avons longtemps été épargnés par les conséquences des crises économiques, mais ma famille est à présent sur le même bateau que tous les autres "classes moyennes et inférieures". J'ai toutefois l'impression d'avoir une petite porte de sortie si jamais ça se détériore trop vite à Gap, je suis contente d'être allée voir ma sœur il y a un mois et demi..

Je quittai Gap au matin, après avoir déposé Emily à l'école, m'engouffrant joyeusement sur la route de la Luye, frappée par le contraste des buissons rougeoyants sur la marne noire, prenant plaisir à sentir mon corps pencher dans les longs virages de la route quelque peu sinueuse. Au bout de cette route, le soleil me cueillit, et, au stop, derrière trois autres voitures, j'enclenchai une de mes playlists favorites. Les premières rythmiques de Teardrop envahirent l'habitacle.
Il me sembla, comme souvent, que mes moments de solitude exacerbaient mes sens, que la musique vibrait sur ma peau, me faisant frissonner, que mon corps et le véhicule ne se différenciaient pas tant que ça, que le soleil me réchauffait presque trop en ce début d'octobre, que la douceur de mon pull m'entourait comme un cocon bien plus grand.
J'appréciais l'idée d'avoir encore une heure de route, seule avec mes pensées et ma musique, sur cette route splendide, pour aller voir Julie à Jausiers, et bien consciente du luxe que je m'octroyais.
Je dépassai le panneau indiquant "Pays des rochers qui parlent", supportai les alternances d'accélération et de ralentissement en traversant plusieurs villages, puis une fois le pont traversé en direction de l'Ubaye, appuyai avec ravissement sur l'accélérateur pour grimper sur ces montagnes aux tons sauvages. Sur un replat, je devinai l'éclat bleu de Serre-Ponçon plus bas sur ma gauche, et aiguisai ma concentration sur la série de virages serrés que je savais être un peu plus loin, et qui pour moi représentent un peu la porte d'entrée de la vallée. Je continuai ma route, admirant comme les couleurs d'automne sublimaient les montagnes, dépassant les limitations de vitesse dans les quelques lignes droites, emportée par les mélodies entraînantes. Je me fis alors la réflexion que ce genre de musique serait sûrement difficilement reproductible sans électricité. Un soupir m'échappa, et je pris mon parti de simplement savourer ce qui existait, et de ne pas trop me focaliser sur ce qui allait disparaître. La route, exigeante à grande vitesse, me redemanda toute mon attention, me laissant frissonnante après quelques virages négociés un peu serré.
La conduite me mit dans un état bienvenu où mes pensées ralentirent, où il n'y eut plus que Juan, Frédéric, Julie et quelques autres proches à émerger dans mon esprit comme de légères bulles. Je baissai et remontai mon pare-soleil à plusieurs reprises, le soleil jouant à cache-cache derrière les montagnes plus ou moins escarpées, et arrivai à Jausiers en milieu de matinée, me garant à quelques mètres de la caserne où habitaient Julie et Nicolas.

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