Chapitre 2

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 Anne-Lise

— Ré, fa dièse et soupir. Bravo, mademoiselle Anne-Lise, vous maîtrisez ce morceau presque à la perfection.

Je rougis au compliment de Madame Toche, ma professeur de piano. J'ai appris à apprécier cette femme âgée, ancienne professeure au conservatoire. Son rêve aurait été de me voir prendre des cours là-bas, mais Père s'y est toujours opposé.

Pour lui, la musique doit être une occupation, rien de plus. Il range au même niveau mes études d'anglais.

— Pourquoi avoir un diplôme ? Nous lui trouverons un mari et elle fera un excellent mariage.

Père n'est pas très progressiste dans sa manière de penser : pour lui, une femme doit savoir s'occuper d'un foyer et faire des enfants. J'ai essayé une fois d'en discuter avec lui, sa réponse avait été lapidaire :

— Parles-en avec ta mère. Elle est très heureuse ainsi.

Dans le bus qui me ramène à la maison, je m'immerge dans mes pensées : qu'est-ce qu'on doit ressentir à gagner sa vie ? À être autonome, indépendante ? À ne pas attendre le bon vouloir de son mari ?

Je m'ébroue, soucieuse de chasser ses mauvaises pensées de mon esprit : après tout, la Ève a été créée à partir d'une côte d'Adam. Depuis, toute femme se doit à son mari. Et je veux que Père et Mère soient fiers de moi.

Lorsque je franchis le portail de la maison, un détail accroche mon regard : une énorme moto trône près de l'entrée. Perplexe, je m'approche : personne ici ne conduit un tel engin. Même si je n'y connais rien, c'est une machine énorme, sans doute puissante.

Des chromes luisants sont dominés par une selle en cuir clouté. Le guidon est si large que je doute d'avoir les bars assez grands pour saisir les deux poignées. J'en fais le tour, observe les dessins sur les côtés.

À qui peut-elle appartenir ? J'ai beau me creuser la cervelle, aucun des amis de mes parents ne possède ce type de véhicule. Je fronce les sourcils : un invité ? Je gravis les marches du perron, dépose mon sac et mon trench sur le guéridon et gagne le salon. Je me fige quand mon regard accroche le garçon qui se tient face à Père et Mère.

Il n'a rien à voir avec Thibault, ce garçon de la paroisse qui me couvre de mots tendres et de compliments. Grand, il me semble bien plus musclé. Son regard sombre, félin, éveille en moi une sensation étrange, entre le plaisir et la gêne, qui me déstabilise.

Je passe d'un pied sur l'autre, faisant de mon mieux pour être discrète. « À ma place » comme dirait Père. Une jeune fille comme il se doit ne regarde pas un homme dans les yeux.

— Bonsoir Père, Mère.

— Entre Anne-Lise, que je te présente Maxence. Il restera avec nous cet été. Son père estime qu'il a besoin d'être... remis dans le droit chemin.

— Bonsoir Maxence.

« Maxence », le prénom d'un empereur. Je m'avance, lui tends la main. Même s'il s'efforce de ne pas trop serrer, sa poigne est ferme, décidée. Aucune comparaison avec les gestes empruntés de Thibault quand nous rangeons les dons pour les nécessiteux.

Il me fait aussitôt penser à ces hommes qui sont les héros des livres que je dévore dans le secret de ma chambre. Heureusement que Marie-Cécile a eu l'excellente idée de m'offrir cette pochette dont la couverture est celle de la Sainte Bible pour dissimuler ma liseuse !

Père serait fou de rage de savoir que je lis des romans d'amour. Cette « littérature du Diable » comme il la nomme pervertit les esprits, selon lui. Mais moi, j'aime ces textes qui parlent d'amour, de sentiments et de sexe. Oui, les mots, les choses évoquées me font rougir. Rien de tel n'est décrit dans les Écritures. Et cela semble tellement bon.

Mon regard se reporte sur Maxence, je ne peux m'empêcher de rougir. A-t-il des tatouages ? Des... piercings ? Qu'est-ce qui me prend de songer a de telles choses ?

— Anne-Lise !

La voix autoritaire de Père me tire de mes songes dépravés.

— Oui Père.

— Puisque Hortense est absente, tu vas montrer à Maxence sa chambre au dernier étage et lui expliquer en quoi consistera son aide à la paroisse. Ensuite, tu passeras me voir à mon bureau, j'ai à te parler.

— Oui Père.

Je sens le regard de Maxence sur moi : il n'approuve pas mon attitude vis-à-vis de Père. Encore une fois, cette drôle de sensation papillonne dans mon ventre. Peu importe, je me contenterai de faire ce que l'on attend de moi.

— Si vous voulez bien me suivre.

Il hausse un sourcil surpris : n'a-t-il pas l'habitude qu'on le vouvoie ? Toujours est-il qu'il embraye mon pas, me suis dans le hall puis dans l'escalier qui mène aux étages supérieurs. Alors que nous gravissons les premières marches, je sens son regard qui détaille ma nuque, mon dos... mes fesses ?

J'humecte mes lèvres soudain sèches avant de lui adresser la parole :

— J'espère que vous vous sentirez bien parmi nous.

— Commence par me tutoyer, je verrai ensuite.

Son ton brusque me désarçonne. Je serre mes mains l'une contre l'autre.

— Je vais essayer, mais ce n'est pas quelque chose dont j'ai l'habitude vous... tu sais.

Ma gêne le fait sourire. Ce simple geste lui confère une virilité qui remue quelque chose que je ne sais pas nommer. Et je suis incapable de dire si j'aime ça ou non.

— Ma parole, tu ne sors jamais d'ici autrement que pour aller à la messe ?

Même si cela n'est guère convenable, je le regarde dans les yeux, le rouge aux joues.

— Si ! Je vais à l'université et à mes cours de piano. Et aux activités de la paroisse !

Il s'esclaffe.

— Tu as une vie trépidante Anne-Lise.

— Moi au moins, je suis une adulte. Je n'ai pas besoin d'un chaperon pour me servir de bonne conscience.

Son regard se durcit aussitôt, et je porte instinctivement ma main à ma bouche. D'où me vient cet aplomb indigne d'une fille bien éduquée ? Honteuse, je baisse les yeux et balbutie :

— Je m'excuse Maxence. Ce n'est pas convenable. Je...

Sa grande main qui emprisonne mes doigts coupe court à ma remarque naissante. Mon cœur bat d'un seul coup plus vite. Il ajoute d'une voix douce :

— C'est rien. C'est moi qui n'aurais pas dû te parler ainsi. C'est juste que les filles que je connais ne sont pas si polies, si gentilles.

Il se penche vers moi et ajoute sur le ton de la confidence :

— J'ai l'impression que tu seras mon seul soutien ici durant ces deux mois. Je n'ai pas envie qu'on parte sur de mauvaises bases.

Il achève sa phrase en me faisant un clin d'œil. Je ne peux m'empêcher de sourire plus largement. Il m'a l'air d'être une bonne personne au fond.

— Viens, je vais te montrer ta chambre.

Nous gravissons les dernières marches en silence. J'ai presque honte de l'emmener au troisième étage de la maison. C'est l'étage réservé au petit personnel, il est inconvenant d'y loger un invité. Arrivé, je vais au fond du couloir et lui désigne une porte.

— Voilà.

Je m'efface pour le laisser entrer. Je surprends son regard quand il observe la chambre mansardée qui lui fait face.

— Je sais, ce n'est pas très grand, mais, j'ignore pourquoi Père ne souhaite pas que tu loges au deuxième.

— Ce n'est rien, j'ai connu pire, tu sais. Toi, tu dors où ?

— Au deuxième étage.

À nouveau, le silence entre nous. Gênée, je décide de m'éclipser.

— Je te laisse t'installer. À plus tard, Maxence.

Il me retient, souffle à mon oreille :

— Je suis heureux de te connaître, Anne-Lise.

Mon interdit (Edité chez Vipérine)Where stories live. Discover now