1 - John, Paul, George, Ringo et Michèle

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Camille Dupont avait treize ans quand elle avait écouté les Beatles pour la première fois sur le tourne-disque du salon de sa voisine Michèle. Aujourd'hui, elle en avait seize et elle verra bientôt son père déchirer de colère les pochettes des albums de ses idoles, symbole de la seule parcelle de rébellion de son adolescence.

En 1966, les parents de Camille avaient trouvé cela extrêmement pratique que la fille de leurs voisins puisse leur servir de garde d'enfant à moindre coût pour pouvoir s'échapper de temps en temps au secours des pauvres paroissiens de la cathédrale Saint-Sauveur d'Aix-en-Provence, Dieu les bénisse. Leur charité était bien ordonnée. Quand on était notaire, un notable de la ville, et que l'on habitait cours Mirabeau on se devait d'aider son prochain, mais surtout on se devait de se montrer en train d'essayer de le faire au cours de réunions, ou plutôt de repas, avec l'archevêque, le maire et le sous-préfet. Ils se congratulaient soit de l'organisation, dont ils étaient les instigateurs et non les organisateurs, d'une soupe populaire loin de leur quartier, soit de la venue prochaine de l'évêque de Marseille pour sauver les âmes des humbles paroissiens ainsi que de la leur. « Cette voisine était une aubaine pour retrouver un peu de liberté. », c'était ce qu'avait dit madame Dupont Renée, mère de Camille. Ce à quoi monsieur Dupont René, père de Camille, avait répondu « Ah ». Il s'était jusqu'alors contenté de sa femme pour garder leurs enfants, Camille l'aînée et Christian son cadet de deux ans, et ceci lui avait parfaitement convenu ainsi pendant des années. Mais il n'avait pas trouvé d'argumentaires assez fort pour empêcher sa moitié de s'investir plus régulièrement au sein de leur église. Il lui octroyait une soirée par semaine pour faire preuve de piété avec lui. Les autres soirs, il partait prier en solo, mais finissait toujours en bonne compagnie autour d'un verre de Pastis.

Le curriculum vitae de la voisine avait séduit les « deux Renés » comme ils se surnommaient eux-mêmes. Michèle Vidal avait dix-neuf ans et était partie en tant que jeune fille au pair pendant un an dans une famille huppée de Londres. Cela avait suffi à les convaincre, ne se sentant pas inférieurs à la bourgeoisie anglaise, au contraire. Par contre, ils ne savaient pas que cette demoiselle était rentrée avec quatre garçons dans le vent dans ses bagages et une folle envie de dépuceler les oreilles des Français, plutôt habitués aux chansons de Jean Ferrat ou d'Adamo.

Camille était tout de suite tombée amoureuse de ces jeunes musiciens de Liverpool. Ils l'avaient incitée avec leurs paroles à les aimer, parlant d'honnêteté, et elle avait eu envie de les croire. Ils avaient l'air tellement heureux et épanouis sur la pochette de leur album alors qu'ils posaient dans ce qui semblait être une cage d'escalier d'un immeuble de prolétaires. Elle avait trouvé cela exotique.

Michèle n'avait jamais apporté ses disques les soirs où elle gardait Camille et son frère. Pour écouter ce son venu d'outre-Manche, la fille de René père, le fervent défenseur de la bien-pensance selon des critères appartenant à un âge sans guitares électriques, devait prétexter aller chez ladite voisine pour améliorer son apprentissage de la langue de Shakespeare, ce qu'elle faisait avec l'aide de John, Paul, George et Ringo.

Camille avait de l'admiration pour son aînée. Elle la trouvait femme, alors qu'elle-même n'avait encore qu'un corps d'enfant. Elle lui enviait la couleur de ses yeux d'un bleu intense, incomparable avec la banalité des siens qui étaient marron, et la blondeur de ses cheveux qu'elle pouvait ébouriffer d'un simple geste de la main sans que ça lui fasse une coiffure ridicule. La raideur des siens ne lui permettait pas une quelconque extravagance capillaire. Ses parents ne lui laissant pas le loisir d'avoir une coupe courte, une longue chevelure châtain clair surmontée d'une raie parfaitement rectiligne lui descendait jusqu'au bas des reins.

Camille aimait regarder Michèle se déhancher dans sa robe noire dans le style d'Audrey Hepburn sur le riff endiablé de I saw her standing there et se surprenait à s'émerveiller quand la langue de celle qu'elle déifiait venait taper contre ses lèvres quand elle chantait Baby, it's you. Elle ne comprenait pas vraiment ce que cela lui faisait, mais elle sentait à chaque fois une chaleur l'envahir. Et ça avait été ainsi durant les deux années qui avait suivi sans que Camille n'en dise jamais rien.

Au-delà de l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant