23 - L'homme de la photo

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Dans le hall d'entrée de l'hôpital, Camille attendait son frère qui devait venir la chercher. C'était enfin le grand jour. Elle allait quitter cet endroit où elle avait vécu l'effondrement de sa raison, mais aussi sa renaissance. Échappée du néant, elle retrouvait la lumière. Depuis quelque temps, elle avait la sensation d'être de nouveau complète, en pleine possession de son esprit. La confusion avait laissé place à une envie de vivre. Malgré tout, elle avait un peu peur de se confronter à nouveau au monde réel. Seuls ceux ayant fait l'expérience de la folie pouvaient savoir ce qu'elle ressentait ; un mélange de soulagement et de crainte. Était-on jamais certain d'être totalement guéri ?

Assise sur une chaise en plastique orange, le guichet de l'accueil désespérément vide à sa droite, elle se demanda si elle ne rêvait pas cet instant. Une pensée angoissante l'étreignit. Pouvait-elle toujours être allongée dans sa cellule à imaginer son départ ? Où était la secrétaire censée travailler à ce poste ? S'il n'y avait personne, était-ce parce qu'elle ne savait pas à quoi pouvait ressembler ce membre du personnel qu'elle n'avait jamais rencontré, et que c'était la raison pour laquelle elle ne pouvait le faire apparaître dans son fantasme de liberté retrouvée ? Et si c'était une personne qu'elle connaissait qui venait s'installer derrière le bureau ? Ça lui prouverait qu'elle était folle. Elle ne supporterait pas l'idée d'avoir cru à sa guérison. Elle se rassurait en se disant qu'elle ne connaissait pas ce lieu. Elle ne l'avait même jamais vu depuis son internement. Elle n'aurait pas pu tout inventer.

Alors que toutes ces questions venaient la tourmenter, une femme rousse d'une trentaine d'années entra, traversa la pièce en lui adressant un hochement de tête et alla s'assoir au bureau à côté d'elle. Camille fut soulagée. Le visage de l'employée lui était parfaitement inconnu. Elle n'aurait pu l'imaginer.

Elle sentait les odeurs de la pièce, plus particulièrement celle venant d'un bouquet posé sur un guéridon dans le coin opposé, près de la porte qui menait aux unités renforcées. Elle entendait également sa chaise légèrement couiner sur le sol à cause des micromouvements incontrôlables de sa jambe. Elle les stoppa aussitôt qu'elle comprit que ça venait d'elle. Elle ne pouvait nier la chaleur du soleil qui passait à travers la fenêtre pour venir se poser sur sa peau. Elle était vivante, vibrante, consciente et chacun de ses sens lui envoyait un signal prouvant qu'elle était dans le réel et non dans un songe.

Le silence régnait. Un silence pesant, celui dans lequel on n'ose pas bouger ou se racler la gorge. Elle restait statufiée dans une position d'attente, qu'elle trouvait interminable. Camille se dit qu'elle pouvait bien supporter cela encore quelques minutes, après elle pourrait courir dans les rues, sauter, danser. Elle serait libre.

En face d'elle, il y avait un cadre. Jusqu'à aujourd'hui, les décorations murales s'étaient faites rares autour d'elle. L'asile n'offrait que peu de distractions visuelles à ses locataires. Dans ce cadre, il y avait une photographie de Londres. Camille trouva que cette image n'avait pas sa place dans ce type d'établissement. Elle l'aurait plutôt imaginé dans la chambre d'une adolescente. Même si elle n'y était jamais allée en Angleterre malgré son affection pour les Beatles, elle reconnaissait le fameux bus rouge à deux étages typique de la capitale anglo-saxonne. Sur le trottoir, des personnes marchaient serrées les unes contre les autres. Ils avaient l'air d'hommes d'affaires sur le chemin du travail. Tous lui tournaient le dos, sauf un. Il était le seul à ne pas regarder vers le fond de l'image, comme s'il avait décidé d'affronter ce qui se passait derrière lui. Il avait fait un choix différent, celui de vivre à contre-courant.

Son regard semblait se poser sur elle. Qui était-il ? Où allait-il ? Avait-il conscience que quelqu'un le regardait ? Il était figé dans le temps à jamais. Il ne vieillirait pas. Il passerait sa vie à regarder les fauteuils orange de la salle d'accueil d'un hôpital psychiatrique français. En était-il conscient ? Ce n'était que l'image d'une personne au milieu d'une foule et pourtant, son regard pesait sur elle. Le fait qu'il était le seul à regarder le photographe la gênait. Ça lui donnait l'impression qu'il voyait au-delà du support dans lequel il existait en tant que personnage secondaire. L'homme de la photographie avait probablement continué sa route. Il avait poursuivi sa marche vers sa destination. Il était sorti de ce cadre, de cet instantané, de son immobilisme forcé.

Après des années, figée dans sa propre photographie qui représentait une cellule capitonnée, Camille allait aussi reprendre sa marche. Ce n'était qu'une prise de vue qui avait duré plus longtemps que prévu. Le flash s'était éteint, elle pouvait de nouveau bouger, rejoindre le monde ordinaire et choisir quelle direction elle allait prendre.

Elle se jura de ne plus jamais se laisser enfermer. 

Au-delà de l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant