24 - Retour à la vie d'avant, ou presque

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1978. Huit ans. Elle avait perdu huit ans, soit un peu moins d'un tiers de sa vie.

Il s'était passé presque deux ans entre le moment où elle avait reconnu Christian et le jour où elle était sortie avec l'accord d'un médecin-psychiatre. Les cinq années précédentes restaient floues. Ses derniers souvenirs précis dataient de 1970 et étaient marqués par trois malheureux évènements : la trahison de Pierre, la tentative de viol et une vision étrange de Marco s'apprêtant à la frapper alors que du sang jonchait le sol d'une cuisine qu'elle ne connaissait pas. Pour ce dernier, il avait pu se passer en 1971, mais elle n'en était pas certaine et elle doutait encore de temps en temps de l'avoir vraiment vécue. Elle lui semblait plus être un cauchemar qu'une expérience réelle.

Les parents de Camille l'avaient retrouvée à la suite d'un courrier anonyme qu'ils avaient reçu en 1974. Dans celui-ci, il était indiqué où se trouvait leur fille, mais aussi qu'ils devaient s'attendre à ce qu'elle soit différente. L'adresse qui avait été notée dans cette lettre était celle d'un hôpital psychiatrique dans la campagne nantaise. René père avait traversé la France pour retrouver son enfant dans l'espoir de pouvoir la ramener à la maison. Il s'était vite rendu à l'évidence que ça ne serait pas possible. La jeune femme qu'il avait rencontrée avait été rustre avec lui, loin de celle qu'il avait connue et élevée. La vie l'avait abîmée. Quand il l'avait décrit à Renée mère à son retour, il avait utilisé le terme de « bête décharnée ». Il n'avait pu la transférer plus près d'Aix-en-Provence, l'équipe ayant sa charge en Loire-Atlantique avait mis son véto. Ils avaient travaillé pendant presque deux ans auprès de Camille et commençaient tout juste à comprendre la complexité de son psychisme. Ils lui avaient expliqué qu'ils avaient confiance en leur méthode et qu'ils pensaient avoir des résultats positifs assez vite. Les deux Renés avaient capitulé.

Avant que son parent ne se présente à l'asile, la seule indication que l'établissement avait concernant Camille était son prénom. Elle avait été transférée de l'hôpital où elle était restée un an et trois mois dans le coma. À son réveil, elle avait essayé de crever les yeux d'une infirmière en hurlant qu'elle voulait son bébé. Les médecins avaient dit à monsieur Dupont que sa fille avait été enceinte juste avant son admission et qu'elle était restée accrochée à cette idée. Malgré la présence apaisante des soignants, il était évident que la patiente n'avait plus toute sa tête. Personne ne l'avait réclamé. Personne ne l'avait visité. Elle avait donc été internée d'office.

La lettre que les deux Renés avaient reçu quatre années après la disparition de leur fille transpirait le remord. Ils avaient supposé qu'elle avait été écrite par celui, ou celle, qui l'avait abandonné sur le perron du CHU. La mémoire défaillante de Camille n'avait pas permis de résoudre ce mystère, même si l'hypothèse la plus probable était que cette missive avait été rédigée par Marco. Mais ça impliquait qu'elle acceptait le fait qu'elle ait vécu avec cet homme, ce qu'elle n'était pas encore prête à admettre, car elle n'en avait aucun souvenir.

Après quelque temps, le fils avait remplacé le père. René père était mort d'une crise cardiaque en janvier 1976. Son Dieu avait fini par l'abandonner. Christian, alors tout jeune clerc, avait hérité de l'étude notariale et était devenu le plus jeune notaire de sa génération à vingt-deux ans. Il s'était contraint à aller visiter sa sœur au moins une fois par mois. Chaque visite s'était soldée par un échec. Elle ne l'avait pas reconnu et l'avait insulté à chaque fois. Jusqu'à ce fameux jour où Camille avait refait surface. Ensuite, elle était allée mieux de jour en jour. Les traitements avaient diminué et enfin elle avait pu sortir avec comme condition qu'elle vive sous la surveillance de sa famille.

1978. Pour Camille, c'était le futur et pourtant dans son petit quartier d'Aix il n'y avait pas eu beaucoup de changements. Dans sa maison, les meubles n'avaient pas bougé, les odeurs restaient les mêmes, les grincements du bois aussi. Ce ne fut pas un bouleversement que de retourner à la vie réelle, car le temps s'était arrêté dans la demeure qui l'avait vu grandir. La seule véritable altération du passé qui s'était opéré concernait sa mère. Le décès du père lui avait permis de se révéler. Renée la soumise avait laissé sa place à une Renée qui assumait sa féminité sans complexes. Les jupes plissées au-dessous du genou avaient été remplacées par des robes à fleurs laissant apercevoir le bas de ses cuisses. Un maquillage léger illuminait désormais son teint, ce qui lui donnait un air moins strict, mais le sourire qu'elle affichait constamment devait y être également pour quelque chose. Elle sortait, rencontrait des femmes de son âge, mais aussi des hommes. De temps à autre, elle parlait d'un certain Guy qui l'avait amené danser au bal des pompiers. Ils allaient régulièrement au cinéma tous les deux, laissant le hasard choisir pour eux. Ils voulaient découvrir ensemble des films, sans aprioris, pour pouvoir en débattre ensuite. C'était comme ça qu'ils étaient allés voir, l'année précédant le retour de la fille prodigue, La Guerre des étoiles sans réellement savoir de quoi ça parlait. Ils étaient sortis enchantés de leur séance.

Au-delà de l'aubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant