Chapitre 22 ~ Eléane

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L'effervescence du petit bourg m'enveloppe avant même que nous ne pénétrions véritablement en son cœur. Le jour décline au loin. Les éclats solaires se déversent dans une ambiance irréelle entre les vieilles bâtisses animées d'une énergie palpable. De ma longue captivité, c'est la première fois que je rencontre autant d'âmes réunies en un seul lieu. L'idée même me fait frémir.

Je ne suis pas la seule à être sensible à ce retour dans le monde des vivants. La prise d'Erow sur les brides s'est tendue devant moi. Il est nerveux, et il y a de quoi. Son visage doit être placardé à chaque coin de rue. Mais pire encore, ce petit lieu de passage me paraît suffisamment fréquenté pour être susceptible d'attirer la garde du Duc de Brivour. Une halte salutaire des hommes de mon père en cet endroit suffirait à coincer le gredin dans une situation délicate.

Une foule de questions s'accumule contre mes lèvres. Pourquoi prendre un tel risque ? Pourquoi se montrer et laisser le souvenir de nos visages dans la mémoire de ces gueux ? Et si Galaad passait par ici dans les jours à venir ? Pourrait-il obtenir des informations quant au chemin vers lequel nous avons fui ? Je décide néanmoins de rester silencieuse. Si Erow a fait ce choix, ses raisons sont certainement méditées. Trop pour être partagées avec sa captive de toute évidence.

Les sabots de notre monture résonnent sur le pavé cabossé. Je retiens mon souffle, laissant mon attention glisser sur les quelques voyageurs qui bordent encore la route. Je m'attends à entendre quelqu'un hurler à tout instant de se saisir du malfrat qui vient de s'aventurer par ici. Mais il n'en est rien. Absolument rien. La populace nous ignore, mue d'un naturel déconcertant.

Je comprends finalement l'audace de la manœuvre. Ce bourg n'a rien d'un simple village de bouseux ratissant bêtement leurs bouts de terre. La plupart des hommes arpentant ces quelques rues d'un pas pressé sont des gens de passage. Des commerçants chargés de marchandises, des nobles en chemin vers de lointaines réceptions, et probablement une poignée de hors-la-loi terrés là pour la nuit. Aucun faciès n'est présent pour plus de quelques heures. Pourquoi le peu d'habitants prendrait la peine de s'intéresser au flux d'étrangers en perpétuel mouvement autour d'eux ?

Helios s'arrête devant un établissement monté sur plusieurs étages. Le brigand met pied à terre alors que mon regard s'attarde sur la pancarte accrochée sur la vieille devanture. Il s'agit d'une auberge.

Erow fait quelques pas autour de sa monture. Sans un mot, je l'observe du coin de l'œil récupérer la petite bourse dérobée aux malandrins ce matin-même. Il la soupèse une fois encore, mesurant par ce geste tout ce qu'il est susceptible de pouvoir s'offrir. Une once de sarcasme menace de poindre sur le bout de ma langue. J'ose espérer qu'il n'est pas venu jusqu'ici pour se payer les charmes fades d'une putain de bas étage. Mais le voyou relève finalement la tête vers moi. Ses yeux s'arriment aux miens, d'une manière qui me fait oublier toute animosité. J'y décèle une certaine chaleur, enfouie tout au fond de ses iris glacées. Sa main se lève afin de venir presser doucement mon avant-bras.

- Je n'en ai pas pour longtemps. Ne bougez pas d'ici, Eléane.

La chaleur de ses doigts s'envole. Mes paupières papillonnent. Sa large stature disparaît dans l'encadrement de la porte sans que je n'aie le temps de retrouver la parole. Je me retrouve seule. Et le poids de cette situation éclate brusquement au creux de ma poitrine.

Je suis seule. Seule. Assise sur le dos d'un cheval de guerre.

Mon attention tombe comme une pierre sur les rênes abandonnées autour du pommeau de la selle. Le sang s'éveille et s'ébroue de plus en plus fort en moi. Un bourdonnement sourd et assommant tape à mes oreilles. Seigneur Dieu.

Il faut faire vite. Je me redresse, agitée par la danse folle et frénétique de mon cœur dans ma cage thoracique. C'est peut-être mon unique chance. Si je pars au galop avec sa monture, Erow serait incapable de m'arrêter. Je serais loin le temps qu'il comprenne et jaillisse hors de l'auberge. Je pourrais disparaître en un claquement de talons contre les flancs de cet animal.

Mais ... Quelle direction prendre ? J'ignore où je suis. J'ignore où se trouve la prochaine ville. Serais-je assez folle pour m'enfoncer seule dans les méandres épais d'une nuit pleine de menaces ?

Non. Bien sûr que non. Erow en a conscience. Il m'a cernée. Il me sait trop attachée à ma survie pour essayer de m'enfuir et plonger vers une perte certaine. Voilà pourquoi il m'a laissée là. Voilà pourquoi il m'a laissée seule plutôt que de prendre le risque de m'emmener avec lui entre quatre murs bondés d'honnêtes gens. Les battements de mon organe vital pulsent avec force dans la moindre fibre de mon être. Ma décision est prise. Si je ne fais rien, je le regretterai.

Ma jambe passe par-dessus le dos d'Helios. Je me réceptionne sur le pavé irrégulier. Ma poitrine tressaute sous l'angoisse bouillonnante qui fait trembler mon corps. Je suis libre, je suis ... Oh mon Dieu. Vite, il faut faire vite.

La porte de l'auberge reste close. Mon instinct me pousse à fuir. Partir. Mettre le plus de distance entre mon bourreau et moi.

Je me précipite droit devant moi. Helios hennit et s'agite dans mon dos. Je me retourne vivement. Juste pour le voir secouer sa grosse tête en signe de protestation. L'animal gratte furieusement le sol du bout de son sabot. Ma fuite l'alerte. Pourtant il ne bouge pas. Fidèle. Trop déchiré à l'idée d'abandonner celui qu'il attend. Je lui lance un regard implorant.

- Je suis navrée ...

Mes pas s'emmêlent alors que je recule. Je cède finalement à l'urgence qui me brûle le cœur. D'un mouvement désespéré, je fais volte-face et m'élance au hasard dans les dédales de la petite bourgade.

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