PARTIE I - Chapitre 1

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LUI

Assis à la terrasse du Starbucks, je l'observe depuis une bonne heure. Je la cherche depuis des semaines et je pense l'avoir enfin trouvé. Elle semble cocher toutes les cases, mais pour en être certain, je vais devoir demander à Nick d'aller à sa rencontre. Je ne peux pas me permettre la moindre erreur, les enjeux sont trop importants. Cela fait trois jours que je viens ici et aujourd'hui sera le dernier. La serveuse dépose mon café noir sur la petite table ronde en m'adressant un sourire enjôleur et je détourne le regard.

- C'est la troisième fois que vous venez Monsieur.

Croit-elle seulement que je viens pour elle ? Je n'ai pas envie de répondre, pas intéressé par ce genre de discussions futiles. Je baisse le regard sur mon liquide noir et fumant, en espérant qu'elle comprenne mon intention de ne pas poursuivre cet échange.

- Vous êtes du coin ?

Elle veut vraiment m'obliger à rétorquer ? La grande blonde reste debout face à moi et me scrute, quelque peu impatiente armée de son sourire insupportable. Décidemment elle m'emmerde.

- Non et je ne serais pas là demain. Lancé-je froidement.

Cette fois le message est passé puisqu'elle déguerpie à toute vitesse. J'avale une gorgée de café, satisfait et reprends mon observation. Elle s'affaire à mettre des bouquins sur une table à l'entrée de la boutique, puis disparait pour revenir face à la vitrine une tasse dans les mains, elle semble regarder la rue et reste statique plusieurs minutes. Elle ne doit pas me voir et même si c'est peu probable, j'attrape machinalement le journal sur la table d'à côté et le place devant mon visage.


Je sais pertinemment que je dois partir mais je n'en ai pas la moindre envie. La librairie ne va pas tarder à fermer et Nick risque de s'inquiéter. La météo est clémente, je ferme quelques secondes mes paupières pour profiter de la douceur de l'air. Quand j'ouvre les yeux, elle a disparu alors j'avale d'une traite le reste de mon café et me lève pour partir en laissant un billet sur la table.


ELLE

Je termine de mettre en place les nouveautés sur la table en bois de l'entrée. La boutique est vide j'en profite alors pour aller me chercher un café dans l'arrière salle et un thé pour Mary. En revenant je lui dépose sur le comptoir tandis qu'elle me remercie d'un sourire enchanté. Je me déplace jusqu'à l'entrée et regarde la rue particulièrement animée aujourd'hui. Une femme s'arrête devant l'autre vitrine pour y regarder les ouvrages, son regard monte et je la vois scruter l'intérieur de la librairie, cet endroit est d'une beauté à couper le souffle. En observant la jeune rouquine, je me remémore la première fois où j'ai mis les pieds dans ce lieu magnifique.

J'étais venue dans sa ville natale, en Angleterre, deux ans après sa disparition, je voulais comprendre d'où venait cette incroyable femme drôle, cultivée et dotée d'une élégance certaine. Concernant l'autre partie qui m'avait façonné, j'avais seulement connaissance de son prénom. C'était mon tout premier voyage hors de la France et il n'avait pas été de tout repos mais j'avais réussi à atteindre mon but. Peut-importe les obstacles, il me fallait changer de décor.


En me promenant dans les rues de cette ville inconnue, je m'étais arrêtée devant la façade de cette librairie. Des moulures en bois vieilli ornaient les vitres de part et d'autre de la porte d'entrée recouverte d'une peinture bleue écaillée. De l'extérieur, je percevais cette lumière chaleureuse et je me décidais à entrer. Laporte franchie, une odeur de vieux livres m'envahissait, les hauts plafonds me donnaient l'impression de respirer à nouveau et la douce voix de Mary finissait de m'accueillir. Je me baladais alors dans les allées laissant mes doigts glisser sur la tranche des livres se tenant droits et fiers sur leurs étagères.

Je rejoignais finalement Mary, dans l'espoir de trouver un livre précis .Lorsqu'elle me l'apporta, je ne pus m'empêcher de l'ouvrir sur son long comptoir en bois. En lisant, mes larmes coulaient. Sans le savoir, Mary m'avait offert la joie de relire les mots qui avaient bercés mon enfance, ceux avec lesquels ma mère m'avait appris sa langue.

De l'autre côté de son comptoir, je revois le visage de Mary contrariée de me voir pleurer. En relevant mon regard, je la gratifiais d'un sourire reconnaissant. De sa main, elle avait essuyé ma joue et sans m'en rendre compte je lui contais une partie de mon histoire.


Quatre ans plus tard, je suis toujours là, à m'éblouir de la beauté du lieu qui m'a vu renaître et me retourne vers Mary émue par ce souvenir. Les lunettes au bout du nez, elle se concentre sur la quatrième de couverture d'un nouveau roman que ni elle, ni moi n'avons pris le temps de le lire. Je m'approche du comptoir en bois pour m'y accouder et Mary relève alors son visage vers moi.

- Il faut absolument que je le lise avant vendredi soir. Au fait, on fermera aux clients l'après-midi pour que le traiteur et la fleuriste puissent s'installer tranquillement.

J'acquiesce d'un simple mouvement de tête. Vendredi, un célèbre auteur viendra faire une lecture à la librairie, ce genre d'évènement nous fait une bonne publicité, même si je ne suis pas friande de ces soirées souvent trop prétentieuses à mon goût.


La boutique fermée, je rentre à pied comme à mon habitude. J'aime me vider l'esprit en regardant la ville s'éteindre doucement, observer les sourires des passants heureux et pressés de regagner leur foyer.

J'arrive devant mon immeuble de briques rouges et monte les quelques marches pour atteindre la porte principale que je franchis non sans difficulté. Avant d'arriver devant celle de mon appartement, je croise mon voisin qui descend les escaliers et le salue poliment. J'insère ma clé et me retrouve dans mon cocon, je retire ma veste et me débarrasse de mes bottines en jetant mon trousseau de clés sur la console de l'entrée.


Je lance "Partons d'ici" de Feather Drug, un pianiste français méconnu, m'installe sur mon canapé et allume une cigarette. La fumée s'échappe mes lèvres, mes doigts pianotent au rythme des envolées sur ma cuisse, laissant mon esprit s'abandonner à cette douce mélodie. 

Dans son regardWhere stories live. Discover now