Chapitre 10

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LUI


Il est l'heure de mon entretien officieux avec Mademoiselle Jones, où plutôt devrais-je dire Eva, qui a volontairement et ce depuis le début mis un point d'honneur à me dévêtir de mon costume de psychiatre. Ne sachant pas à quoi m'attendre, je me sens complétement déstabilisé. Cette femme est un mystère qui fait flancher chacune des postures que j'arbore en sa présence. Alors si je dois être honnête avec moi même, pour la première fois depuis longtemps je ressens de l'anxiété. Bravant les longues branches de sapins pour accéder à la petite plage recouverte d'herbe, je la découvre assise, elle scrute l'horizon un verre de vin à la main.

- Vous m'aviez donc caché vos intentions, c'est un rendez-vous galant ? Lancé-je avec humour.

Elle me sourit amusée par ma plaisanterie parfaitement déplacée. Tandis que je m'installe à ses cotés en reprenant mes esprits, elle avale une gorgée du liquide bordeau.

- Vous n'aviez pas encore compris que c'était ma boisson préférée. Avoue-t-elle dans un rire discret et mélodieux.

Elle me propose un verre que j'accepte et les rôles me semblent tout à coup inversés.

- Avant de m'avouer votre vérité. Une question me taraude, comment avez vous su que mon père ne m'avait pas élevé. Je dois bien admettre que votre personnage me ressemble plus que je ne le voudrais. Avoué-je songeur.

Elle m'observe de ses yeux soudainement arrondis, m'avouant en silence l'étonnement que lui procure mon aveu.

- Vous n'êtes visiblement pas proches et ne vous ressemblez aucunement mis à part la rectitude de votre nez. Dit-elle en détaillant la seule caractéristique commune avec mon père.

Tandis qu'elle m'observe avec douceur, le silence s'installe et je suis littéralement subjugué par sa facilité à analyser le monde qui l'entoure. Elle a su lire en moi avec tant d'aisance, de vérité sans même me connaître. Ça semble si insensé et à la fois enivrant. Oui, c'est enivrant de se sentir exister dans son regard. Mes iris avides de réponses s'ancrent, faisant fuir les siens.

- Alors dites moi Eva...

Je m'arrête en observant le sublime sourire assouvi qu'elle affiche en entendant son prénom sortir de ma bouche et commence instantanément le combat contre les pulsions qui m'animent.

- Une promesse est une promesse. Murmure t-elle.

Elle boit le reste de son vin d'une traite et allume une cigarette comme pour se donner du courage. Son regard glisse sur le lac imperturbable qui reflète les collines et la cime des sapins environnants, nous offrant le spectacle d'un autre monde.

- Alec Reed, n'existe pas dans ma réalité. Pas sous cette forme.

Sa voix empreinte de douleur brise le silence et la sérénité de ce lieu, déclenchant dans mon être la pénible sensation d'une décharge électrique. Mon costume m'ayant quitté, l'angoisse de trahir mes émotions m'envahit, alors mon regard se fige, droit devant.




ELLE

J'ai lâcher son nom, du moins celui de son personnage. James ne me regarde pas, pour ne pas presser, ni juger ma confidence mais je sais qu'il écoute avec la plus grande attention. L'air s'est adouci et la stabilité paisible du lac m'aide à poursuivre.

- Alexandre Reder, était un patient de ma mère. Lors d'une crise psychotique, il s'était présenté à son cabinet, persuadé qu'elle lui volait ses pensées. Ce jour là un imprévu, m'avait fait venir là voir et quand j'avais franchi la porte... La violence des éclats de voix m'avais poussé à intervenir, sans savoir qu'il était armé. A vrai dire, j'ai seulement eu le temps de voir la balle traverser sa tête et d'entendre une seconde détonation avant de m'effondrer au sol. Un souvenir ancrer en moi. Dis-je en frottant la cicatrice sur mon épaule.


Dans ma réalité, la balle ne s'était pas perdue, elle m'était bel et bien destinée. Si je n'étais pas intervenue ce jour-là, peut-être aurait elle trouvé une solution, peut-être aurait elle réussi à le calmer. Peut-être serait elle encore en vie... Depuis cet accident, la culpabilité ne m'a jamais quitté. Je la ressens dans la moindre cellule de mon être.

Et lorsque les médias s'étaient emparés de l'affaire puisqu'en vérité, rares sont les crimes commis par des personnes atteintes de schizophrénie, je la revivais en temps réel. C'était devenu le grand fait divers glauque de cette fameuse année et un cauchemar éveillé pour moi.

Je scrute le visage de l'homme toujours silencieux assis à mes côtés, il semble fermé et son regard reste figé dans le vide. Cet aveu n'est que la moitié de ma réalité, alors pour tenir ma promesse, je continue mon récit en sentant ma gorge se nouer.

- Par la suite, je suis allée rendre visite à Alexandre, dans l'attente de son procès. J'avais besoin de comprendre, même si aujourd'hui, j'ai conscience que l'absurdité de son geste est seulement liée à sa pathologie. Je lui posais des questions, le faisant inlassablement revivre la scène, utilisant sans m'en rendre compte manipulation et psychologie inversée pour avoir des réponses. Techniques qui sur un être aussi instable n'ont pas eu d'autres effets que d'insérer dans son esprit désormais sous traitement et plus lucide, la culpabilité grandissante de son acte. Arrosant ainsi à chacune de mes entrevues la graine que j'avais semé. Jusqu'au jour où en me présentant à l'accueil, j'apprenais son décès.

Frottant toujours ma cicatrice, les larmes coulent et l'indignité de mon existence face à ce somptueux spectacle silencieux me pèse un peu plus.

- Je me souviens des articles à ce sujet. Alors tu as choisi de te punir toi même soumettant ton esprit ainsi que ton corps... Murmure-t-il entre ses mâchoires contractées.

C'était vrai, du moins jusqu'à ce que la violence des actes et des coups portés à ce dernier me fassent fuir en Angleterre cherchant alors, une nouvelle façon de me condamner.

Je reste muette en écoutant sa conclusion empreinte de vérité. Ma langue s'est déliée, ma mémoire s'est ravivée et à présent les visages de tous ses êtres s'entrechoquent dans mon esprit.

- Ne crois-tu pas t'être suffisamment punie ? Me demande t-il en sondant mon regard embué.

Je secoue frénétiquement la tête de gauche à droite et prends seulement maintenant conscience du tutoiement qu'il m'octroie.



Dans son regardWhere stories live. Discover now