Épisode 30

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- Quand j'ai trouvé mon oncle pendu, commence B, j'avais quinze ans et ça m'a traumatisé. J'ai mal tourné et je me suis révolté. Contre l'école, contre la société, contre le capitalisme, contre tout. Je suis devenu un délinquant.

Sous la main d'Ariane, le plancher de bois verni est lisse. Son dos est appuyé au mur couvert de miroirs et elle a ramené ses genoux vers sa poitrine. Elle écoute B le visage tourné vers le plancher... et puis ses yeux sont attirés. Il est assis en indien au milieu de la pièce et une ivresse étrange envahit l'adolescente.

- J'ai fait des mauvais coups, dit-il. Du vandalisme à l'école, des vols dans les bureaux des professeurs, ensuite par effraction dans les maisons. J'ai été arrêté plusieurs fois. C'est comme ça que j'ai commencé à me faire des contacts parmi les criminels de Québec.

- Tu voulais venger ton oncle à ce moment-là? demande Ariane.

- Pas encore, non. Ou plutôt, oui, mais je ne savais pas comment faire et je rêvais de mourir et de le rejoindre. C'est à ce moment que je me suis procuré une arme, avec trois balles à blanc et trois vraies, et que j'ai joué à la roulette russe. La chance a été de mon côté.

Sur le torse de B, la cicatrice rose, en forme de pieuvre, s'étale au niveau du cœur. La brûlure symbolise l'état de l'âme de son ravisseur.

- Peu de temps après, dit-il, j'ai vu Charles Poulin à la télévision se vanter d'avoir créé la nouvelle fibre optique. Je le détestais déjà, mais sans le connaître. En voyant celui qui a ruiné nos vies, son visage arrogant, gras de tout ce qu'il nous a volé, sa satisfaction dégueulasse, en écoutant ses mensonges, mon envie de vengeance est devenue immense. C'est comme ça que j'ai repris le dessus. La haine des Poulin m'a permis de tenir le coup. Ça m'a motivé à retourner à l'école et j'ai continué mon apprentissage de l'électronique et de l'informatique, jusqu'à devenir un artiste de l'espionnage et des fausses identités.

Un an plus tôt, il a déménagé à Montréal pour se rapprocher des Poulin.

- Je connaissais déjà l'homme qui est mon adjoint dans cette histoire. Une excellente personne, que j'ai rencontré dans mes activités criminelles et qui m'a sauvé d'une situation très difficile quand j'avais dix-sept ans. Il ne m'a rien demandé en retour. Il vient d'un pays pauvre et est criminel par nécessité. Un vrai pro: capable d'être féroce, mais juste quand c'est nécessaire. Les deux autres sont instables et beaucoup plus dangereux, mais je les contrôle parce que je les paie très bien.

- Où as-tu trouvé l'argent pour ça? demande Ariane. En volant des maisons?

- Sous une fausse identité, je me suis fait engager comme homme de ménage dans la tour où se trouvent les bureaux de PLN et, quand personne ne me surveillait, j'ai branché une clé USB dans un ordi en marche. C'est ainsi que mon ransomware a infecté leur réseau informatique.

Ariane fige de stupeur.

- C'était toi?

- Eh oui.

Elle ne peut s'empêcher d'être impressionnée.

- Tu es habile.

Leurs yeux se croisent.

- J'ai été formé par un génie, dit-il. Mon oncle m'a appris le C# et le C quand j'avais douze ans. Tous les ordinateurs de PLN ont été encryptés et ça a paralysé leurs activités. À chaque jour, ils perdaient des millions de dollars. Après trois jours, Charles Poulin a payé la rançon: cinq millions en bitcoins pour obtenir le mot de passe. Je savais qu'il le ferait. L'hypocrite ne vit que pour une seule chose: gagner le plus d'argent possible, et payer la rançon était le moins coûteux.

- Comment as-tu pu devenir leur garde du corps?

- La compagnie de surveillance cherche désespérément des employés parce que les surveiller est un gros travail. Ils engagent n'importe qui. Tu as vu O. Il était prof d'éducation physique au secondaire. Je me suis fabriqué une fausse identité sur mesure: un ancien soldat. C'est facile pour un ancien soldat de se faire embaucher comme garde du corps.

- Tu n'as jamais été soldat en Afrique.

- Bien sûr que non. Je hais l'armée encore plus que la société. Mais c'est risqué. Si la police creuse un peu, ma fausse identité va s'effondrer.

- Pourquoi est-ce que tu prends tous ces risques? demande Ariane.

- Parce que je n'ai pas le choix.

- Fouiller dans les sous-vêtements et installer une caméra dans la chambre des Poulin alors que tu es supposé surveiller l'entrée de leur maison, dit-elle. C'est stupide. Pourquoi faire ça?

- Je veux en savoir le plus possible pour les torturer. Leurs pires secrets. La caméra n'a rien donné. M. Poulin est trop crevé pour baiser et, si sa femme le trompe, elle fait ça ailleurs.

Avec un sourire, il ajoute:

- Je regrette de ne pas avoir mis de caméra dans son bureau. Mes collègues m'ont raconté qu'il a piqué une crise en apprenant ton enlèvement et qu'il a tout vandalisé. Il est fou de terreur.

- Tu lui fais subir ce qu'il a fait à ton oncle.

- Tu es intelligente.

Le compliment est exagéré et la réaction d'Ariane aussi. Elle rougit de plaisir.

- Avec ce que tu m'as raconté, ce n'est pas difficile à comprendre.

- La police soupçonne que c'est une vengeance, mais Poulin est moins certain. Avec eux, il a dressé la liste des gens qui pourraient lui en vouloir. J'ai réussi à l'obtenir. Elle comporte plus de 130 noms et mon oncle n'est pas dessus. Poulin a intimidé ou volé tellement de personnes qu'il n'a pas pensé à lui.

Ariane ressent encore le plaisir du compliment quand le regard de B la pénètre. Il brûle comme de la lave noire. Soudain, l'adolescente se réveille. Comme une idiote, elle est en train de se faire hypnotiser par un beau parleur. À force de retenir son attirance, elle en oublie le reste.

- Pourquoi est-ce que tu me racontes tout ça? demande-t-elle.

- Je ne sais pas.

- J'ai vu vos visages. Je connais ton histoire, ton mobile, le lien entre toi et Charles Poulin. L'enquête policière va faire des progrès gigantesques s'ils me questionnent alors c'est évident que tu vas t'arranger pour que ça n'arrive pas.

- Je vais te garder en mon pouvoir jusqu'à ce que Poulin soit kidnappé. Ensuite, mes hommes et moi aurons fui le pays et ton témoignage n'aura plus d'importance.

Devrait-elle le croire? Il est tellement menteur. Ariane se voit dans un tiroir du frigo de la morgue, poitrine ensanglantée, assassinée par l'homme qui l'attire tellement. Sa bouche devient sèche.

- Vous ne planifiez pas de me tuer pour me faire taire? demande-t-elle.

- Non.

- Tu me caches quelque chose. Tu ne sais pas pourquoi tu me racontes ça, toi qui es tellement habile... ça ne tient pas debout! Qu'est-ce que tu veux de moi?

- Les médias vont me décrire comme un voleur et un monstre et je veux qu'une personne au moins sache que ce n'est pas vrai.

- C'est ta seule motivation?

- La seule.

- Tu n'essaies pas de me manipuler pour que je t'aide?

- Je te jure que non.

Ariane a presque envie de le croire.

- Si tu réussis à kidnapper M. Poulin... dit-elle. Qu'est-ce que tu vas lui faire?

La réponse est exactement ce qu'elle ne veut pas entendre.

[suite dimanche le 18 décembre très très tôt]


Protection dangereuse [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant