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Kaguya fixait le cadran de l'horloge.

Les aiguilles s'alignèrent. Il y eu un léger déclic, puis le mécanisme s'enclencha et les douze coups de la pendule remplacèrent la lointaine rumeur qui, étouffée par la distance, s'échappait de la salle de bal pour s'en aller courir dans le couloir. Recroquevillée sur le rebord de la fenêtre, Kaguya soupira et reporta son attention sur l'extérieur. Du dos de la main, elle effaça l'épaisse buée.

L'obscurité suintait le long de la vitre, tachée de lumières éparses. Les lampadaires qui serpentaient le long des rues éclairaient les pavés humides. La pluie s'était tarie à l'arrivée de la nuit. Les nuages s'étaient évaporés, dévoilant les ruelles sinueuses de Jahan'nama. De là-haut, la ville lui semblait étriquée. Un labyrinthe aux mille cheminées, à l'air poussiéreux, chargé de cendres, de suie. Quelques silhouettes déambulaient çà et là, d'un coin à l'autre de l'immense fourmilière.

Une exclamation la fit sursauter.

Un rire. Celui de son père. Kaguya esquissa un sourire. C'était une belle soirée. Dans le salon, artistes et politiciens partageaient un verre de champagne, discutaient de la beauté des portraits recouvrant les quatre murs de l'immense salle et de celle des musiciennes qui entonnaient des airs oubliés. Et, lorsque sa mère s'avançait pour les saluer, ils s'extasiaient, vantaient l'ingéniosité du monstrueux zeppelin au cœur duquel ils dormiraient, cette nuit encore.

Tous les mêmes. Avec leurs beaux discours et ces sourires qu'ils lui adressaient lorsqu'ils la croisaient dans les couloirs. Les hommes se croyaient tous plus intéressants, les femmes se pensaient toutes plus intelligentes. Leurs regards l'agrippaient, coulaient entre les plis de sa robe, s'agglutinaient dans le coin de ses lèvres, comme pour la retenir, lui arracher un mot. Son silence les effrayait, les fascinait.

Kaguya grimaça.

La fraîcheur de la nuit s'infiltrait à travers le verre, glissait sur sa peau nue, appuyée contre la vitre glacée. Elle frissonna. Elle aurait aimé saisir ces petites lucioles qui, à des centaines de mètre plus bas, s'embrasaient dans leur cage. Les garder au creux de ses mains pour savourer cette chaleur brute. Sincère.

L'odeur de l'essence.

Kaguya fronça les sourcils. Les moteurs du ballon dirigeable dégageaient rarement d'odeur aussi forte. S'écartant de la fenêtre, la jeune femme haussa les épaules et sauta sur ses pieds. Le contact de la moquette de velours quadrillée contre ses orteils lui arracha un sourire de satisfaction. Indécise, elle jeta un coup d'œil à la porte du salon, puis lui tourna le dos.

Elle n'était pas d'humeur.

Abandonnant ses chaussures, elle s'éloigna d'un pas léger, la mine radieuse, détendue. Kaguya erra dans les couloirs. Ses doigts glissaient le long des murs, caressant toiles et tapisseries. Elle subtilisa une rose à l'odeur fade dans un vase pour la défaire de ses pétales rouges. Coincée dans le ventre de l'aéronef, elle s'ennuyait. Se fanait.

Fredonnant une vieille comptine, Kaguya s'approcha des grands escaliers et, se penchant au-dessus de la rambarde, observa la valse des serviteurs. Tandis que les femmes portaient de lourds plateaux, recouverts de verres à moitié vides, les hommes poussaient des chariots chargés de linges, propres et soigneusement pliés. Ils nettoyaient les chambres des invités, les préparaient pour la nuit. Tout devait être parfait. Digne de louanges. Digne de la famille Eckener.

Kaguya leva les yeux au ciel.

Ce nom était une malédiction. Une maladie dont elle ne pourrait guérir. Serrant les dents, la jeune femme tourna les talons et s'élança dans un énième couloir. Elle ne savait pas ce qu'elle cherchait en fouillant ainsi les ombres. La solitude, sûrement. Elle se demandait où elle avait bien pu l'égarer.

Mala'ika | La Chute du zeppelinDove le storie prendono vita. Scoprilo ora