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Kaguya serra les dents.

Une tomate éclata contre sa joue, éclaboussa son visage crispé. Le sang battait ses tempes. Les mains liées autour d'un pilier, elle se tenait courbée, à genoux sur un amas de bottes de foin. Ses pieds nus étaient en sang et sa peau maculée de boue, de bleus. Elle avait mal. De partout. Les larmes brûlaient ses paupières gonflées, mais elle ne pleurerai pas.

Pas devant ces milliers d'yeux.

La place se noyait dans l'obscurité. Coincée entre de hauts bâtiments abandonnés, elle abritait deux grandes tribunes en bois pourri sur lesquelles s'entassaient des garçons de tout âge, tous vêtus de haillons. Édentés, borgnes et infirmes, ils étaient le reflet d'une cruauté sans faille et d'un profond mépris ; à l'image des tortures qui avaient sculpté leur corps, brisé leur âme. Des gamins des rues.

Kaguya leva les yeux. Une pêche ramollie percuta son front. Sonnée, elle bascula en avant. Une main empoigna ses cheveux défaits, la forçant à se redresser. Des hurlements euphoriques firent trembler les gradins, mais Kaguya les perçu à peine. Elle n'entendait que son rire, à lui.

L'homme passa un bras autour de ses épaules.

— Joli coup, Sam !

Le lanceur s'inclina, savourant les applaudissements du public, avant de sauter de la caisse pour laisser sa place à un autre garçon. Kaguya le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il soit happé par la foule. Elle lui ferait payer. Elle leur ferait payer à tous. Si seulement elle pouvait se libérer, le repousser... La colère anesthésiait ses sens, rendait la douleur et l'humiliation plus supportables. Moins oppressantes. Elle la protégeait de leurs regards et de cette peur, presque viscérale, qui l'animait. La dévorait.

Kaguya gronda.

Ils l'avaient muselée. Ils avaient glissé entre ses dents un linge épais qu'ils avaient attaché derrière sa tête pour l'empêcher de crier. D'appeler de l'aide. Ils ignoraient que personne ne la cherchait. Personne... Kaguya songea au monstre endormi dans le coin de la cuisine, à ses yeux bleus.

Il ne viendrait pas.

Ravalant la vague de panique qui lui souleva le cœur, Kaguya s'apprêtait à tirer de nouveau sur ses poignets en sang dans l'espoir de se libérer, lorsqu'une pomme lui troua le ventre. Un grognement lui échappa, arrachant un sourire victorieux au garçon perché sur sa caisse. Le chef de bande, toujours accroupis à ses côtés, se pencha pour récupérer le fruit qu'il inspecta rapidement avant de crier :

— Pas de gaspillage ! Que des fruits rances, s'il-vous-plaît !

— Pardon, Neil ! s'excusa le lanceur.

L'homme mordit dans la pomme et, resserrant son étreinte, pressa sa joue balafrée contre la sienne. Kaguya ne put réprimer un frisson de dégoût. Les cicatrices qui le défiguraient, depuis le menton jusqu'au sommet du crâne, accrochaient sa peau. Elles creusaient son visage, permettaient aux ombres de s'immiscer. Il tourna vers elle ses yeux exorbités, d'un brun sombre rendu pourpre par une dizaine de petites veines éclatées. Et il sourit.

— Fais pas cette tête, y'a pas plus belle façon de mourir !

Kaguya gronda et il rit. Le sang bouillonnait dans ses veines. Son corps entravé la démangeait. Elle aurait aimé passer ses mains autour de son cou et serrer, encore, jusqu'à ce qu'il cesser de la regarder avec cet air satisfait. Lui arracher les yeux. Les lui faire manger. Et rire. Ou pleurer.

Neil croqua dans la pomme, mastiqua longuement, puis lui cracha à la figure. Kaguya papillonna des paupières. La salive lui irrita les yeux, mais elle refusait de les fermer. Elle avait passé la nuit enfermée, blottie dans un coin. À l'aube, Neil avait ouvert la porte de la cave. Il l'avait attrapée et traînée jusqu'à la place où les garçons l'attendaient. Depuis, elle se tenait là, face à ces silhouettes amassées dans les tribunes, face à ces visages tordus par la haine ou le mépris. Seule avec lui. Lui qui portait, sous son masque de fou, les traits du malheur.

Mala'ika | La Chute du zeppelinWhere stories live. Discover now