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Dmitriev se dévisagea dans le miroir.

Il était épuisé. Seul dans la petite salle de bain, il savourait le silence qui suintait de ces quatre murs rendus blafards par la lumière grésillante du néon. Le vacarme qui régnait dans les couloirs de l'hôpital lui donnait la migraine. Il l'empêchait de réfléchir. De faire taire cette angoisse qui le dévorait.

Dmitriev soupira et passa une main sur ses joues mal rasées, encroûtées d'égratignures. De profonds cernes creusaient ses yeux vitreux, zébrés de veines rouges éclatées. Il portait une chemise froissée, si blanche qu'elle contrastait avec son teint cireux, et un vieux pantalon, trop large. Ses pieds nus contre le carrelage glacé l'obnubilaient. Son corps endormit par les médicaments ne percevait rien d'autre que ce froid intense qui pétrifiait ses orteils. Dmitriev ouvrit le robinet. L'eau glissa entre ses doigts. Il grimaça.

L'homme qui le fixait de l'autre côté du miroir lui paraissait si loin de celui qu'il avait été. Si loin de lui. Il le reconnaissait à peine.

Dmitriev ferma les yeux.

Il ne supportait pas de se voir ainsi changé. Son propre reflet lui était étranger. Et la rancœur qui brûlait derrière la façade de ses yeux lui faisait horreur.

Dmitriev s'aspergea le visage. La fraîcheur de l'eau réveilla ses sens. Papillonnant des paupières, il s'efforça de chasser son trouble et le sommeil qui le retenait dans ses bras. Il passa ses doigts dans ses cheveux, se recoiffa rapidement, puis éteignit la lumière et sortit.

La chambre était plongée dans l'obscurité. Les rayons du soleil s'immisçaient entre les volets fermés, dessinant les contours du lit de camp blotti dans le coin de la pièce. Jetés à ses pieds, un tas de vêtement carbonisés se fondait dans l'ombre. Dmitriev attrapa sa veste. Les manches avaient été rongée, les boutons fondus, et le cuir immaculé avait pris des teintes brunâtres. Dmitriev fit glisser ses doigts le long du col. Son uniforme l'avait sauvé. Il l'avait protégé des flammes.

Dmitriev eut brusquement l'impression d'y être.

Les cris, le sol qui penche, la vaisselle qui se fracasse contre les murs. Un vieil homme lui était tombé dans les bras. Ils avaient roulé jusqu'aux fenêtres. Les vitres s'étaient brisées et l'homme... Il lui avait échappé. Dmitriev était resté allongé. Il avait senti leurs mains l'attraper, le lâcher. Il avait senti leurs corps se tordre, se briser contre lui avant d'être happés par le vide. Puis, il avait levé la tête et il les avait vu, ces ombres et le canon de leurs révolvers. Les coups de feu lui firent vriller le crâne. Une balle lui transperça le mollet, alla se ficher dans la tête de la petite fille allongée contre ses jambes. La douleur, le vide qui ouvrait grand sa gueule et cette sensation infinie de chute... Tout était gravé sous sa peau, dans un creux de son âme.

La Baleine s'était échouée dans les collines. En bas.

L'incendie s'était propagé au cœur des ruines et l'avait trouvé, lui, paralysé sous les décombres. La chaleur était insupportable. Il étouffait. Ses yeux roulaient dans ses orbites, agités, presque fous, à la recherche d'une ouverture, d'un peu de lumière. Un peu d'air. Et là, la joue écrasée contre le parquet en feu, les poumons saturés de fumée, il pensait à elle.

Kaguya avait disparu.

Elle s'était enfuie, comme elle le faisait à chaque fois qu'elle sentait venir l'orage. Il avait errer dans les couloirs, lui avait laissé un mot. Deux. L'un coincé dans l'encadrement de sa porte fermée, l'autre glissé entre les pages du livre qu'elle avait abandonné sur le rebord de cette fenêtre où elle aimait se réfugier. Mais il ne l'avait pas trouvée. Et il ne pensait plus qu'à elle. Elle qui pensait peut-être à lui. Allongé dans les cendres, les yeux grands ouverts, éblouies le rougeoiement des flammes, une question tournait en boucle dans son esprit asphyxié. Un doute terrifiant.

Mala'ika | La Chute du zeppelinWhere stories live. Discover now