Thème 4 - A ma femme

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946 mots

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L’odeur du jasmin parfume la pièce d’un arôme subtil. Je souris malgré moi, tandis que j’ôte gants et manteau. Une douce mélopée parvient à mes oreilles, chant presque inaudible, fredonné en murmures délicats. Je vole quelques notes de cette mélodie, que la chanteuse se destinait à elle seule, ne pensant être entendue. À pas feutrés, j’avance dans le petit couloir, pour ne pas surprendre ma belle ménestrelle et pouvoir profiter encore un peu de ses notes si suaves. Le gros bouquet de pivoines rosées que je lui ai offert pour la Saint-Valentin, trône sur la table au milieu du salon. Les fleurs aux multiples pétales dressent leur tête vers le ciel, droites et majestueuses. Cette année, elles sont au nombre de quinze, comme les quinze ans d’amour que je lui voue depuis le premier jour. Je porte mes yeux vers le canapé en alcantara beige. Ma femme s’y est installée, un verre de vin blanc et un carnet à dessin comme seule compagnie.

Comme tous les soirs, elle est rentrée plus tôt que moi. Elle a déchaussé ses escarpins vernis, pour se glisser dans ses gros chaussons fourrés en forme de lapins. Je les trouve hideux, mais elle les adore et elle dit qu’ils la tiennent bien au chaud. Elle a sans doute été à la cuisine et a grignoté une pomme ou une clémentine. Elle aime la douceur du fruit, de retour dans son foyer, cela l’apaise et c’est comme un signal, qui lui donne enfin le droit de se détendre et de profiter. Une fois son frugal encas achevé, elle s’est servi un verre, sûrement un reliquat de cette bouteille de Jurançon, débouchée la veille. Elle s’est ensuite installée, bien confortablement, son crayon et son calepin à la main et à entamé de tracer un nouveau croquis.

À la vue de mon artiste, si absorbée, je ne peux empêcher mon cœur de battre plus vite dans ma poitrine. Il s’emballe pour elle, celle qui m’a toujours aimé et soutenu, depuis notre rencontre, un soir d’été, quand nous étions encore jeunes et insouciants. Je ne peux réprimer plus longtemps cette envie, qui m’anime depuis que je suis rentré. Avec délicatesse, j’appuie mes mains sur le haut de l’assise, afin de lui signaler ma présence et ne pas l’effrayer. Elle penche la tête en arrière, m’offrant la vue de son visage et de ses traits si fins. Ses lèvres rouges m’appellent en silence, tandis qu’avec tendresse, elle me sourit. Aucun mot n’a besoin d’être prononcé, nous savons tous deux ce qu’il en est. Je me penche vers elle jusqu’à ce que je sente la pulpe de sa bouche contre la mienne. Elle m’offre alors un baiser chaste et plein de douceur. Ma main droite se soulève et va se poser dans ses cheveux, pour en caresser chaque fibre, comme s’il s’agissait du plus pur des velours. Elle accompagne mon geste par un similaire, mais c’est ma joue qu’elle effleure de sa peau d’albâtre. Je sens un frisson naître dans le bas de mon dos et remonter le long de mon échine, pour éclater en feu d’artifice dans mon esprit. Elle finit par se détacher de moi et rouvre les paupières, afin de plonger son regard azur dans le noir de mes prunelles. Je peux alors y lire toute la passion qui l’anime et qu’elle me transmet à travers cet échange. Je l’aime, d’un amour inconditionnel, de ceux qui ne subissent pas les assauts du temps qui passe et les affres de la routine. Je voudrais qu’elle reste ici à jamais, mienne pour l’éternité.

Mais il est déjà trop tard, j’en ai conscience. Peu à peu, son corps s’estompe, pour n’être bientôt qu’un fantôme, qui disparaît, laissant un grand vide à la place où il était il y a quelques instants. Je secoue la tête de droite à gauche pour rassembler mes esprits. Ça y est, voilà que j’ai recommencé, que j’ai divagué une fois de plus. En revenant chez moi, mon cerveau a enclenché cet ultime rempart contre ma peine dévorante. Mon psychologue dit que ces hallucinations post-traumatiques passeront avec le temps. Mais en ai-je vraiment envie ? L’espace d’un court instant le cauchemar s’arrête, et ma défunte épouse revient à la vie.

Une larme roule sur ma joue et vient s’échouer sur le col de ma chemise. Je sens mes quatre cavaliers de l’Apocalypse, tristesse, lassitude, mélancolie et morosité revenir au grand galop. Le pas lourd, sans aucune joie ni envie, je me dirige vers la salle de bain. Un peu d’eau fraîche sur le visage et dans la gorge me permettra d’apaiser quelque peu mon tourment, ou tout du moins de le faire taire une seconde ou deux. J’ouvre le robinet et fait couler le liquide transparent. Mes pensées se sont envolées, un nouveau mécanisme de défense s’est mis en place : le vide absolu. Je ne suis plus qu’une marionnette, sans vie, qui survit sans l’amour qui faisait battre son cœur. Mes gestes s’enchaînent machinalement, sans que j’y prête attention. Je me retourne, pour prendre place dans ce grand fauteuil, en tête-à-tête avec ma solitude.

Du fond de ma torpeur, une image colorée m’interpelle. En réalisant ce qui s’offre à mes yeux, je lâche le verre que je tenais, qui tombe et s’écrase au sol dans un fracas assourdissant. Au milieu de la table, trône un magnifique bouquet de pivoines rosées. Alors que je reste hébété, une douce mélopée parvient à mes oreilles. Mes yeux s’embrument, est-ce encore une vision qui se dessine devant moi ? Qu’importe ! Qu’importe si cela est réel ou fictif. Je veux rester dans ma folie, dans ce monde imaginaire, car c’est ici qu’elle réside désormais.

Exercice, thèmes, défis - Écriture 2023Where stories live. Discover now