CHAPITRE 5

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— Grouille, le sermonna sa sœur en le tirant par la manche. Ou réfléchis à couvert.

— Monte la première. Mon coucou est en cinquième position à gauche.

— Je sais, il n'a pas bougé depuis que je suis venue le dessiner.

Lilith s'exécuta, atteignit l'appareil et boucla sa ceinture. Jared s'assura une dernière fois de la bonne santé de son avion, avant de surgir dans le poste de pilotage. Enclenchant les turbines à petite allure, ils abandonnèrent le bâtiment, ni vu ni connu.

— Comment ça va ?

— Nickel, trembla Lilith dont c'était le premier vol.

L'avion roula sur la piste, d'abord à une vitesse modérée, puis accélérant fortement. Les roues ne tardèrent pas à décoller du sol et Lilith ferma brièvement les yeux, par crainte du décollage. De longues minutes passèrent. Comme la jeune femme s'habituait aux sensations, elle osa lorgner par la lucarne. Elle émit un hoquet d'émerveillement.

— Quoi ? glapit son frère.

Se rappelant sa peur, Lilith se concentra sur le dos de Jared.

— J'aime bien.

— T'as la trouille, avoue ! Mais tu es en sécurité, avec le meilleur pilote qu'Akis2600 ait jamais porté. Tu ne te rends pas compte de ta chance.

Pas complètement apaisée, Lilith apprécia moyennement la balade. Les habitations, les vallons et les autoroutes qui s'intercalaient aux champs n'avaient plus rien à voir avec ceux qu'elle connaissait en bas. Cette vision aérienne les rendait anonymes. Insignifiants. La beauté compensait la terreur, gagnait même du terrain.

— À l'est, notre humble demeure, mentionna Jared en gardant son attention sur le cap.

L'édifice se dressait effectivement dans un village aux dimensions exagérément minuscules. Il ressemblait à une mouche parmi ses congénères. Malgré la comparaison peu glorieuse, Lilith ne se détacha de ce point que lorsqu'il devint invisible. Le coucou fit demi-tour et parcourut quelques kilomètres supplémentaires, avant de récupérer un cap plus formel vers le hangar. Jared se perfectionnait vite et prenait ses virages avec une assurance que Lilith était loin de ressentir.

Un autre engin les croisa sur leur droite. Lilith se plia en deux pour ne laisser entrevoir qu'un siège vide. Vu leur vitesse, il n'y avait aucune chance pour qu'on l'ait repérée. La silhouette bronzée de Jared passait pour celle d'un patrouilleur. Il fut même gratifié d'un austère « bonjour » par radio. La passagère clandestine retint sa respiration quand son frère, poli, lui rendit la salutation et épela son matricule. Ensuite, ils filèrent sans demander leur reste. Ou du moins essayèrent-ils... Une énorme détonation déchira l'air, faisant sursauter la fratrie.

L'appareil allié avait explosé derrière eux, assez loin pour esquiver les débris, mais assez près pour s'en apercevoir. Une épaisse fumée noire s'éleva et obscurcit le ciel. Jared, désorienté, freina instinctivement. Lui et sa sœur furent projetés violemment vers l'avant.

— P-pardon, balbutia Jared, reprenant graduellement le contrôle.

— Accélère ! hurla Lilith, presque hystérique.

Son cerveau marchait au ralenti, comme embourbé. La radio crachait des ordres grésillants mais personne ne lui en tint rigueur. Jared rudoya tellement les moteurs qu'ils dépassèrent bêtement l'entrepôt. Au début, son étourderie lui échappa, jusqu'à ce que le radar intégré mugisse que le ciel qu'ils fendaient était interdit au vol.

— Ok, ok, opina Jared. Personne ne nous tire dessus en fait ! La déflagration vient soit d'une bombe, soit d'une défaillance technique à l'intérieur même du vaisseau.

Le coucou rebroussa chemin et se posa à l'écart du terrain dédié à l'atterrissage. Jared n'avait jamais effectué une aussi belle arrivée, à croire que la catastrophe avait boosté ses aptitudes.

Quelques membres du personnel aérien se hâtaient déjà vers eux. Ils exigeaient un compte rendu détaillé après avoir assisté à la spectaculaire explosion. Jared sauta de son chasseur avec un zèle feint, recevant des tapes amicales, chacun le sollicitant plus fort que son voisin. Des spectateurs s'improvisèrent journalistes et déclamèrent devant leur téléphone :

— À qui sert le sabotage ?

— Un camp ennemi aurait-il ciblé en particulier le Zêta ?

— Ce jeune officier nous communique une avancée alarmante dans les conflits et appelle la population à la prudence.

Lilith se mordit la langue, toujours tapie dans l'avion. Si son frère disposait d'un titre aussi prestigieux, il ne traînerait plus dans les parages depuis une éternité. Jared eut tout de même la présence d'esprit d'évoquer une collation pour drainer la foule du côté opposé, évitant ainsi à sa sœur de passer un sale quart d'heure. Sa présence ne devait pas être découverte.

Jared se noya volontiers dans cette fourmilière grossissante, laissant le champ libre à Lilith pour déguerpir. Mais, tétanisée, elle ne bougea pas d'un pouce. Elle distingua vaguement le véritable officier responsable de Jared. Il intervenait dans la cohue en repoussant courtoisement les caméras. Finalement, il réussit à calmer leurs ardeurs en leur faisant miroiter un entretien télévisé digne des plus grandes chaînes. Puis, il convoqua Jared et perdit toute amabilité.

Dans le but de garantir son intégrité, Lilith fit coulisser doucement la portière et, dès qu'elle eut assez de place et de courage pour s'y couler, sortit se réfugier entre les arbres qui bordaient le site. Des clôtures encadraient le domaine, limitant une circulation intempestive, ne freinant pourtant pas celle des caméras. Peu adepte de l'escalade, Lilith ne décampa pas ; elle épia le retour de son frère.

Des allées et venues incessantes lui redonnaient continuellement espoir. Patienter ne la dérangeait pas. Elle n'était pas prête à discuter de ce qui s'était passé et, de toute façon, son estomac se tordait et tournait tel un lave-vaisselle détraqué, au mieux à cause des cahots de l'avion, au pire à cause l'image récurrente d'un cadavre tombant dans le vide, encore et encore.

— Je regrette de t'avoir emmenée, s'excusa Jared comme s'il craignait de la voir s'effondrer à la moindre bourrasque.

Lilith releva la tête, les joues mouillées de larmes, comme lorsqu'elle était enfant et pleurait de s'être perdue. Jared l'avait retrouvée. Il était meilleur aux parties de cache-cache qu'elle.

— C'est fini, la consola-t-il en l'enserrant gentiment. Je suis là.

— Il est mort, n'est-ce pas ?

Jared comprit spontanément l'allusion et acquiesça malgré lui. Lui aussi était fortement ébranlé. La virée ne valait certainement pas ce poids sur leur conscience. Ils n'avaient rien fait de mal en soi, mais ce constat constituait à la fois un soulagement et un problème. L'ère de l'innocence n'existait plus. Les monstres de leurs cauchemars ne se cachaient plus sous leur lit, pas plus qu'ils ne disparaissaient à coups de balai.

La bouche pâteuse, Lilith se dégagea vigoureusement des bras de son frère. À son grand désarroi, elle se plia en deux et se mit à vomir. Veillant à ne pas se faire remarquer, Jared la guida jusqu'aux toilettes réservées aux employés.

Le soir tombait, mais au point où ils en étaient, rentrer de nuit ne représentait pas un si grand désagrément. Jared promit à sa sœur de visionner avec elle la série de son choix, sans qu'il ne s'offusque de ses goûts cinématographiques. La seule condition ? Que l'intrigue n'inclût que des bonheurs utopiques.

En bref, depuis ce jour-là, Lilith avait les œufs en horreur.

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