22. Se laisser porter

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J'entends des voix me tirer de mon sommeil. J'émerge en mettant un certain temps à comprendre où je suis. Le camping-car est immobilisé, des éclats de rire proviennent de l'extérieur.

Je ne sais pas depuis combien de temps je me retrouve ainsi, en position assise, endormie contre la vitre du passager. Je m'étire longuement, cette petite sieste m'a fait du bien, je dois être bien plus fatiguée que je ne souhaite l'avouer.

Au dehors, je vois Tiago courir derrière Sabine en riant fort :

— Je vais t'attraper, marraine !

Sabine tourne autour des arbres pour éviter l'assaut et feinter son adversaire, qui, visiblement, est fort ravi de se faire malmener.

— C'est ce qu'on va voir, le nargue-t-elle de plus bel, en riant.

Je décide de ne pas interrompre leur jeu, et me rends dans la kitchenette pour préparer ma théière quotidienne de thé à l'Eremophila galeta, préconisé par l'apothicaire, lors de notre arrêt à Tours.

Je m'installe sur la banquette, détendue, jusqu'à ce que ma conversation avec Alexandre s'invite dans ma mémoire. Je me crispe instantanément. Je songe avec tristesse, qu'avant l'annonce de la maladie, je n'ai jamais accepté les ressentis d'agacement à son égard.

En plus de coloniser les cellules de mon corps, ce fichu cancer semble avoir atteint mes yeux. Il a retiré des voiles sur leurs cristallins. Tout à coup je vois sans filtre aucun. Dans ce contexte qu'est la maladie, ce que j'identifiais chez lui comme étant de la gentillesse et de la prudence, m'apparaît aujourd'hui comme un manque de positivisme, pire, de la peur. Et je déteste les gens craintifs, je ne supporte pas la paralysie que provoque la terreur. Notre vie était jusqu'alors simple et dénuée de difficulté. Ce coup de sort vient mettre en exergue les traits de caractère de chacun, moi y compris. Je me découvre tranchante, indépendante et plus déterminée que jamais. Je n'ai pas de temps à perdre, et surtout, je veux vivre sans aucune onde négative. Je pense amèrement que j'aurais préféré garder mes yeux voilés. Tout aurait été plus simple.

La porte du camping-car s'ouvre, je sursaute.

— Ah, tu es réveillée, maman !

— Oui, mon chéri. Vous vous amusez bien avec tata, on dirait !

Tiago me raconte, en riant, son petit jeu du chat et de la souris avec Sabine. Surtout, sa fierté d'avoir réussi à la piéger derrière un buisson.

— Elle ne m'a même pas vu arriver par derrière, c'était trop drôle, maman ! me raconte-t-il en riant.

— Tu oublies de dire que je t'ai eu moi aussi, dis-donc ! dit Sabine en nous rejoignant.

— Oui, mais moi je suis petit !

C'est drôle cette façon qu'ont les enfants de se proclamer grand ou petit selon l'avantage recherché.

Je regarde mon fils avec tendresse. Sabine arbore un large sourire face à sa répartie. Leur amour l'un pour l'autre est criant et touchant. Je songe à cet instant, que je n'aurai sûrement pas la joie de faire connaissance avec les enfants de Sabine, si, un jour, elle décidait d'en avoir. Je sens une boule se nouer dans le fond de ma gorge.

Ne pas se laisser envahir par des angoisses inutiles.

Nous restons ainsi un instant, attablés pour une petite pause goûter, précieuse aux yeux de Tiago, si l'on en croit le bonheur qui se dégage de son visage lorsqu'il croque dans son pain au chocolat. Ses pieds se balancent sous la table. Manger, c'est sacré pour lui.

— Je pensais faire encore deux heures de route avant de nous arrêter pour la nuit. On pourrait faire une halte dans la commune de Ciboure, au Pays basque, ça te dit ? me demande Sabine.

— Je ne connais pas, ça me va. Je te laisse juge, comme c'est toi qui conduis le plus.

— J'ai entendu dire que c'est très sympa. Demain matin, on pourrait aller prendre le petit déjeuner dans un café et se promener un peu dans la ville.

— D'accord !

Me laisser guider, ne pas porter l'organisation, me reposer sur Sabine, me fait un bien fou. Dans notre couple avec Alexandre, je suis la maîtresse de maison, celle qui gère, planifie et porte le quotidien. J'en tirais profit jusqu'à il y a peu. Je crois même que je n'avais pas intellectualisé la chose avant maintenant. Gérer, me permet de faire selon mes envies, mes exigences, mais c'est aussi en assumer la charge. Avec Sabine, je peux lâcher totalement prise, je m'étonne de l'allègement mental que cela me procure. Je l'imaginais, mais le vivre est au-delà de mes espérances.

— Tu me fais du bien, tu sais.

Un long silence s'installe. Tiago est toujours aussi concentré sur son goûter.

— Tant mieux, c'est le but de ma présence à vos côtés. Pourtant, je ne fais pas grand-chose, tu sais.

— Oh si, tu fais beaucoup, n'en doute pas.

Le lieu de notre arrêt n'a pas grand intérêt, nous décidons de reprendre la route et de suivre le programme suggéré par Sabine.

— Tu veux que je prenne un peu le volant ? lui demandé-je avant de prendre place à l'avant du camping-car.

— Non, franchement, ça va. On s'arrête souvent, on va mettre deux jours pour traverser la France, on bat notre record de lenteur ! dit Sabine amusée.

— Ça fait du bien de prendre son temps !

— Oui, je reconnais que ça fait un bien fou de ne pas regarder sa montre. Ça change du rythme à l'hôpital. Ça t'étonne si je te dis que le travail ne me manque pas ?

— Non seulement ça ne m'étonne pas, mais en plus je crois ne pas me tromper en disant qu'il n'est pas près de te manquer !

Travailler à l'hôpital n'est possible que par vocation. Mais les conditions de travail se sont tellement dégradées, que même les plus engagés finissent par se reconvertir et faire autre chose. J'ai lu dans une récente étude, que la durée de vie moyenne d'une infirmière en activité à l'hôpital est de dix à quatorze ans environ. Mais, en Île-de-France, le temps d'exercice est réduit à six ans, c'est dramatique.

Après un périple d'environ deux-cents kilomètres, nous nous arrêtons comme convenu à Ciboure, au Pays basque. Je découvre une jolie citée, nichée au cœur de la baie de Saint-Jean-de-Luz, qui a su préserver son authenticité. En fond de toile, les montagnes des Pyrénées ajoutent de la beauté au paysage. La région est époustouflante.

— Regardez, maman, tata, il y a des bateaux, là !

Nous découvrons en effet un charmant port de plaisance, et non loin, les jolies ruelles du cœur historique, avec des maisons Labourdines.

— Cet endroit est parfait ! dis-je.

— C'est magnifique, s'émerveille Sabine.

Nous avançons tous les trois, mains dans les mains.

— Tu entends des voix au loin, toi aussi ? Qu'est-ce-que c'est ? questionne Sabine.

Intrigués, nous marchons en direction de ces voix et de l'agitation. A l'angle d'une rue pittoresque, dans laquelle nous avons eu la bonne idée de nous aventurer, apparaît un parc arboré, au-dessus duquel j'observe les tentacules lumineux d'un piège métallique jaillir de la cime des arbres. Les voix modifiées contrefaites se précisent, elles appellent et attisent notre curiosité, comme si elles nous invitaient à l'expérimentation, tels des scientifiques en soif de découvertes.

Les falaises ocreOnde histórias criam vida. Descubra agora