32. Le bateleur

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Sa combinaison de plongée est à moitié retirée, laissant apparaître son torse hâlé et parfaitement musclé. Les manches de sa tenue en néoprène se balancent de part et d'autre de ses hanches au rythme de ses pas. Il nous regarde. Ou, plus précisément, il observe attentivement Sabine.

— Punaise, il vient vers nous, là... chuchote Sabine en ma direction.

— Je crois bien, oui.

Je chuchote comme elle, mais je suis intérieurement surexcitée par cette deuxième rencontre. Le Portugal est un petit pays, mais quand même, la probabilité de retomber sur lui est infinitésimale. J'attends avec impatience qu'il se rapproche pendant que Sabine tente de se dérober en lui tournant le dos.

— Mais je suis toute huileuse, j'ai les cheveux en friche et la marque du trou de la table sur le front ! Viens, on s'en va, me dit-elle.

Je me retiens de rire tant la scène est cocasse. La distance entre lui et nous se réduit peu à peu, mais elle nous permet encore de discuter tout bas en toute discrétion.

— S'il te plaît, Delf on s'en va !

Sabine, toujours dos tourné à Pédro et me regarde, horrifiée. C'est incroyable, je ne l'ai jamais vue perdre ainsi ses moyens.

— Ah, je savais que ce gars t'avait tapé dans l'œil ! Mais c'est fou, ça veut dire quelque chose tout ça, non ? D'abord la rencontre fortuite sur l'autoroute, ton coup de cœur immédiat, et là maintenant sur cette plage... Sur ma plage favorite !

Sabine joint ses deux mains devant sa poitrine, me suppliant. Je vois par-dessus son épaule que Pédro est maintenant à moins de dix mètres. Il avance seul, ses camarades ont pris la direction d'un mini van avec le logo « Surf Paradise » garé non loin.

— Tu ne vas pas pouvoir filer il est là, chuchoté-je.

Puis, je contourne Sabine et m'approche de l'objet de sa convoitise avec un large sourire.

— Pédro ! Incroyable ! Vous ici, comment est-ce possible ?

— J'allais vous demander la même chose ! C'est ici que je passe toutes mes vacances. Ma famille est originaire de Vilamoura et j'adore ce spot de surf.

Vilamoura est à une vingtaine de minutes de marche, j'ai du mal à y croire. Sabine s'est entre temps retournée, l'air de rien, souriante, mais ne dit pas un mot.

— Bonjour...Sabine, c'est ça ? demande Pédro en tendant sa main dans sa direction pour la saluer.

Je vois mon amie essayer de reprendre le contrôle de ses émotions, mais un furtif vacillement de cils trahit son trouble.

— Tout à fait. Bonjour, Pédro, répond-elle en le saluant.

— Vous êtes en vacances ici combien de temps ?

Il regarde le mini van. Les cinq autres surfeurs sont tournés dans notre direction, ils rient. Ils doivent s'en donner à cœur joie dans les spéculations au sujet de notre échange.

— Nous n'avons pas de date de retour, dis-je un peu précipitamment.

J'avais peur que Sabine parle et ne clôt la discussion.

— Oh, quelle chance. Moi, je suis là encore deux semaines... Je vais devoir y aller, ils m'attendent, dit-il en désignant les autres surfeurs du menton. Je viens surfer chaque matin, on peut boire un verre ensemble, demain, même heure ?

— Euh... oui, bredouille Sabine.

— Avec plaisir, on prendra le temps de faire connaissance. Mon fils fait des cours de surf aussi ici et nous sommes en camping tout près là-bas sur la falaise.

— Parfait, à demain alors !

Il nous salue et reprend la planche qu'il avait momentanément posée sur le sable avant de repartir. Je me surprends à être avenante et enjouée avec un inconnu. Certes, cet homme nous a rendu service en changeant notre pneu crevé, mais je ne suis pas aussi loquace habituellement avec les personnes que je ne connais pas. L'émotion de Sabine qui me donne envie de jouer les entremetteuses.

Pédro rentre dans le Van qui démarre à vive allure, la musique à fond. Je fais de grands signes dans sa direction, pour le saluer.

— Tu exagères, arrête !

Sabine me ramène à la réalité.

— Comment ça ?

— Tu en fais des tonnes, qu'est-ce qui te prends ?

— Mais enfin, Sabine, ça crève les yeux, tu es sous le charme. Pourquoi refuser son invitation ?

— Premièrement, parce que je ne le connais pas, et deuxièmement parce que j'aimerais avoir mon libre arbitre en matière de rencontre masculine !

— Il me semble que, jusqu'à présent, ton « libre-arbitre » comme tu dis, ne t'a pas forcément porté chance. Alors, puisque je suis là, je te file un coup de main ! Prends-le comme un juste retour de ce que tu fais pour moi en venant ici, ok ?

Sabine lève les yeux au ciel, mais décroche un sourire. Bingo.

— Bon, de toute façon il ne s'agit que de boire un verre tous les trois, donc ne t'emballe pas non plus ! concède-t-elle enfin.

— Super !

J'ai tout à coup une vision, comme si tout s'éclairait enfin. L'image de la vieille dame rencontrée en Espagne avec son tirage de cartes apparaît dans mon esprit.

— Mais oui ! Les cartes ! crié-je.

— Quoi, les cartes ?

— La carte du bateleur ! Elle l'a dit !

Je la regarde, les yeux chargées d'étoiles, sûre tout à coup que la vieille dame avait dit vrai. C'était la seule carte que je n'arrivais pas à comprendre. Elle avait parlé d'une rencontre d'amour. Sabine ne comprend pas du tout où je veux en venir. J'essaye de retrouver mon calme pour lui expliquer.

— Tu te souviens que j'ai rencontré Alice, la voyante, à Aubeterre-sur-Dronne ?

— Ah oui, ça, je me souviens.

— Elle m'avait tiré les cartes. Elles avaient toutes du sens... La roue de la fortune prédisant une évolution positive ou négative ; l'ermite et le monde, désignant la nécessité de faire le point et de vivre de beaux moments ; il y avait aussi l'empereur qui symbolise la force et un entourage solide. Et il restait le bateleur ! Cette carte de la rencontre amoureuse qui n'avait ni queue ni tête !

— Tu n'y vas pas trop vite en besogne, là ?

— Je suis sérieuse Sabine. Avoue que c'est quand même une troublante coïncidence, non ? En fait cette carte ne parlait pas de moi, mais de toi ! Je sens un truc avec Pédro !

— Tu me fatigues, madame ! Dis-moi, tu n'aurais pas un fils à récupérer ?

— Ok, j'arrête. On en reparle demain, de toute façon !

Je lui fais un clin d'œil et nous repartons en direction du camping. Je pourrais parier que Sabine lève les yeux au ciel derrière moi. De mon côté, j'ai un sourire béat qui ne me quitte pas.

Les falaises ocreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant