6° les beaux esprits

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Chapitre à lire avec la musique pour plus d'intensité




L'amour manque toujours à l'amour. C'est le principe des beaux esprits. La solitude jolie, la tiare des divins, la couronne des magnifiques.

En quelques mois seulement, Gabriel et moi étions devenus inséparables. Nos parents étaient très amis, nous habitions à quelques mètres l'un de l'autre, nous étions dans la même classe et avions les mêmes amis. Il ne passait pas un jour sans que ne je le vois ou que mes parents le mentionnent. Et comment il va, Gabriel ? Oh, tu sais, la semaine dernière, Jeanne et Paul nous ont parlé de cette voiture qu'il est en train de réparer. N'est-ce pas génial ? Et qu'est-ce qu'ils sont beaux leurs enfants ! Tu es sûr que Gabriel sort avec ton amie ?Judith, c'est ça ? Bon... bon, c'est dommage quand même.

Depuis ce jour de juin 2000, mon monde ne cessait de se reconstruire et de s'écrouler.

- À quoi tu penses ?

Allongée sur son lit, les bras étendus vers le plafond, je regardais à travers le triangle que je formais avec mes mains. Gabriel était assis à son bureau, et nous attendions Jude pour avancer sur un travail que nous devions faire ensemble.

À toi. Je pense à toi, Gabriel. C'est toujours à toi que je pense. Le matin, le midi, le soir, et même lorsque le temps n'existe plus. Parfois, j'ai l'impression d'en devenir folle. Je voudrais t'oublier, t'ignorer, ne plus te connaître et qu'on soit étrangers et inconnus et...

Il me regardait. J'esquissai un sourire. Celui qui veut tout dire. Celui qui ne veut rien dire. Il fallait que je prenne mes distances, que je lui verrouille mes pensées. Que je sois l'amie étrangère, celle jamais tout à fait là, jamais tout à fait loin.

- Et toi, Gabriel, tu penses à qui ?

Lapsus révélateur. Lapsus révélation. Trop tard. C'était dit, fait exprès, presque explicite. La porte s'ouvrit à cet instant. Judith venait d'arriver. Mais la brûlure de ses yeux sur moi persista longtemps après que la porte fut refermée.



-:-

Les jours passèrent. Janvier, Février, et Mars arriva. La fin de l'hiver, le début du renouveau. Un soir, j'emmenais Jude et Gabriel dans un petit cinéma d'art et d'essai. « Ils passent des films comme ça leur chante. Des vraies œuvres, comme à Sundance. Des trucs fous, qui vous prennent le coeur. Et puis l'âme qui pleure, et l'esprit ravit!»

À l'affiche ce soir là, In the Mood for Love, sorti quelques mois auparavant. Dans la salle, un peu vide, trois âmes adolescentes. Gabriel était au milieu. Entre nous. Comme s'il était arrivé après. Présage du déchirement. Le film débuta. Les premières notes. Sanglots, orage et crève-coeur. C'était magnifique. Et lorsque la musique était trop belle, lorsqu'elle brisait mon coeur et fendait mon âme, c'était Gabriel que je regardais. Du coin de l'œil, magnifié par les couleurs rougeâtres de la toile qui se projetaient sur son visage sculpture. Et voilà que je palpitais, transportée par la puissance des émotions. Partout, l'art. Partout, l'amour. Et ses yeux, une fois, rencontrèrent les miens. Temps qui meurt et cosmos à l'infini, nous étions les deux seules étoiles de l'univers.

L'apogée de la note.

Rideau.

Ce fut la fin du film.

Judith habitait près de la salle. Nous la raccompagnâmes, puis prirent le chemin inverse pour rentrer. Il était tard. Peut-être une heure du matin. Il n'y avait plus de bus. Dehors, les étoiles et la lune. Et nous, les noctambules. Nous marchions lentement, pour faire durer la nuit, pour ne pas qu'elle nous échappe. Elle, notre secret partagé. Alors, silence, maestro. Il faut la nuit, pour que s'étoilent les âmes.

Gabriel était quelques pas derrière moi. Je sentais son regard brûler sur mon dos tandis que nous déambulions dans les rues désertes, encore emportés par l'illusion. Les réverbères grésillaient à notre passage. Le bruit de nos pas, le tac tac du macadam. L'instant, sensuel et irréel. La naissance du désir.

Trajet mutique. Rien n'avait été dit. Tout restait à se murmurer. Et puis soudain, au détour d'une ruelle sans réverbère, une douce chaleur m'irradia lorsque je sentis les doigts de Gabriel s'entremêler aux miens. D'abord, doucement, l'agréable brûlure d'une main frôlant la mienne. Papillons et cœur qui bat vite.

Nous nous tenions la main.

Ce n'était rien, mais c'était déjà le monde. Oh! Cette douce soirée! Une heure après minuit, le pour-toujours des éternels enfants.

Et puis, déjà, nous fûmes arrivés dans notre rue, devant chez moi. Gabriel ne me lâchait pas. Il tenait ma main, il me regardait. Et puis, sans rien dire, parce que les mots auraient tout gâchés, il me lâcha. Aussi lentement que sa main avait trouvé la mienne. Mon cœur battait dans mes tempes. Il s'approcha, je fermais les yeux. Bon dieu, bon dieu...J'attendais, espérais. Lorsque je les rouvris, il avait reculé de quelques mètres. Les mains dans les poches, les yeux posés sur moi.

Regard intense. Regrets immenses.

Je lui souris. Un sourire triste.

Il le savait. Moi aussi.

C'était un au revoir.


- À demain.


Silence brisé. Il était minuit et une heure.


Je poussais la grille de chez moi, sans me retourner, mais je pleurais déjà. C'était la musique. C'était le film. C'était lui.























...

Avec quelques heures de retard !

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GabrielDonde viven las historias. Descúbrelo ahora