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- On fait quoi ? demanda Lev. Le passage en force, non merci. On a déjà vu ce que ça donnait.

- On va essayer de les contourner, répondit Aone en se soulevant de son siège pour voir si la route derrière eux était dégagée.

- C'est ça, tu crois ? demanda Lev. La nouvelle vague dont parlait Mister Three ?

- Pense pas à ça, coupa Aone. Occupe-toi plutôt de nous sortir de là.

  Les minutes qui suivirent furent tendues. Toutes les routes qu'ils essayaient de prendre semblaient bloquées par les crevards. Ils devaient être des centaines. Pour finir, les enfants rebroussèrent chemin, passèrent par-dessus l'autoroute, puis s'engagèrent sur les routes dégagées qui partaient vers le sud, à l'opposé de la maison de retraite.

- Tu vas être content, Kanji, dit Aone d'une voix sombre. Apparemment, quelqu'un ne veut pas que l'on retourne aux Hêtres.

- Merci mon Dieu.

- Ça ne nous dit pas où on va, dit Ebenezer. On ferait peut-être aussi bien de retourner à Tokyo ?

- C'est exactement ce que j'étais en train de me dire, répondit Aone tout en essayant de déterminer leur position sur la carte. Mais on peut pas reprendre la M4, et toutes les autres routes sont bloquées.

- Alors ? demanda Lev.

- On trouve un endroit sûr et on attend que ça passe. T'as entendu ce que Josa a dit sur la campagne ? Hyper dangereux. Donc essaie de trouver un panneau pour Ascot ou Sandhurst. C'est le mieux.

- Y avait pas des courses de chevaux à Ascot ? demanda Brooke.

- Si, répondit Kanji. Mon crétin de père y a d'ailleurs perdu des fortunes.

  Les petites routes de campagne qu'ils sillonnaient n'étaient pas désertes, elles non plus. En revanche, hormis les inévitables sentinelles, les autres crevards se déplaçaient seuls ou, au pire, à deux ou trois.

- Où est-ce qu'ils vont tous ? demanda Ebenezer.

- Espérons que ce soit à Slough, répondit Kanji en riant.

- En tout cas, dit Brooke, si c'est ça la fameuse vague, y a vraiment pas de quoi avoir peur. C'est plus du goutte-à-goutte qu'un tsunami.

  Aone se retint de répondre. Inutile de faire flipper tout le monde. Il scrutait le paysage en essayant d'évaluer le nombre de crevards qui arpentaient les routes. Ils n'étaient peut-être pas très nombreux ici et maintenant, mais multipliés par toutes les autres régions de Tokyo où le même phénomène était probablement à l'œuvre, alors on obtenait un chiffre effarant. Une nuée, qui convergeait vers...
  Mieux valait ne pas penser à ça. Il leva les yeux au ciel et observa la lune, partiellement masquée par ses nuages filandreux. Il ne l'avait jamais vue aussi rouge. Mauvais signe. Lune de sang.

- J'ai l'impression qu'on les a dépassés, dit Lev.

  Et c'est là que les choses se gâtèrent vraiment.
  À la sortie d'un virage, ils manquèrent de percuter un groupe, massé au milieu de la route. Lev sauta sur les freins. Éjecté de son siège par la violence du choc, Kanji, qui n'avait pas sa ceinture, s'étala de tout son long sur le plancher en laissant échapper un juron.
  Un mur d'adultes se dessinait dans le faisceau des phares. Ils bouchaient le passage, débordaient dans les champs voisins. Lev essaya de faire marche arrière, mais d'autres émergeaient des buissons sur les bas-côtés. Telle une rivière en crue, le flot de crevards commença à submerger la voiture.
  Maintenant, c'est Aone qui jurait. Il se rappelait comment ça s'était passé la dernière fois, la vitesse avec laquelle ils s'étaient embourbés quand ils avaient essayé de foncer dans le tas. D'autant que cette foule-ci était beaucoup, beaucoup plus dense.

- On fait quoi ? demanda Brooke.

- J'sais pas.

  Pour le coup c'était vrai. Aone ne savait vraiment pas. La nuit, sur une petite route de campagne, les options étaient minces. Jusque-là, les crevards les ignoraient. Mais pour combien de temps encore ? Ils s'entassaient autour de la voiture, qui formait un goulet sur la route. À l'intérieur de l'habitacle résonnait le bruit des corps frottant contre la carrosserie.

- Là-bas, y a des bâtisses, s'exclama Kanji.

  À la faveur de la lune, Aone devina effectivement des toits qui dépassaient des arbres. On aurait dit des toits d'usine.

- Lev, tu penses qu'on pourrait rouler jusque là-bas ?

- Pour le tout-terrain, on a vu mieux que ce mastodonte.

- Dans ce cas, va falloir sortir, dit Aone.

- Quoi ? s'étrangla Kanji. Mais t'es complètement malade ?

  La voiture commençait à tanguer maintenant, les crevards essayant de l'écarter de leur chemin. Lev jura et tenta d'avancer. Ils n'avaient pas fait trois mètres qu'ils se retrouvèrent immobilisés.
  Pire, les adultes avaient maintenant remarqué ce qui se trouvait à l'intérieur de la voiture. Ils pressaient leurs gueules aux carreaux, poussaient contre la tôle, tous ensemble, du même côté, tant et si bien que la voiture glissait sur le bitume, se rapprochant dangereusement du fossé.

- S'ils nous poussent dans le fossé, on est foutus, dit Aone en se décollant de son siège. On pourra plus rien faire. On sera coincé. Nos armes sont pratiquement toutes sur le toit et impossible de se servir des épées dans la voiture. Trop peu d'espace. Il faut sortir et aller dans ces baraques.

- Pas question que je sorte, dit Brooke. Pourquoi on attend pas qu'ils s'en aillent, tout simplement ?

- Tu trouves qu'ils ont l'air de vouloir s'en aller ? répondit Aone d'un ton hargneux.

  De fait, des visages se pressaient aux fenêtres, les maculant d'humeur visqueuse. Les mêmes faces de cauchemar qui hantaient les nuits d'Aone depuis un an. Nécrosées, purulentes, boursouflées, hideuses, folles.
  Inhumaines.

- Je pourrai jamais sortir.

- Kanji et moi on va dégager un passage, dit Aone en tendant la main vers la poignée de la porte. Tout va bien se passer, vous allez voir. Allez, vous nous suivez ! Surtout, faites gaffe sur les côtés.

- Vaudrait mieux que j'y aille en premier, dit Lev. J'ai le flingue.

- Ok, mais t'as que deux cartouches, fit remarquer Aone.

- Hum... Pas faux.

- On peut quand même s'en servir, dit Aone, la main toujours sur la poignée. Dès que j'ouvre la porte, tu fais le ménage. Ensuite, tu laisse tomber le fusil et tu te sers de ton katana. Mais seulement quand Kanji et moi on sera sortis. On les retiendra. Brooke, tu te cales sur Lev. Gaffe à la porte en sortant. Ebenezer, tu fermes la marche. Ok ?

- Ok. Mais mes javelots vont pas être d'une grande utilité. Y me faut de l'espace pour tirer.

- Prends-en un pour piquer. Laisse les autres. On reste bien groupés. Compris ? Brooke, à mon signal tu ouvres la porte et on y va. Faites exactement ce que je dis et je vous promets que je vais nous sortir de là.

  Serait-il en mesure de tenir cette promesse ? L'avenir le dirait. Avaient-ils la moindre chance de traverser ces champs et d'atteindre les bâtiments qu'ils avaient aperçus ? Ou allaient-ils se faire tuer à peine la portière ouverte ?
  Il n'y avait qu'une manière de le savoir.

- C'est parti !

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant