Chapitre 35

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On leur servit à tous une bolée à l'odeur alléchante. Amandes de mer, huîtres, coques, encornets, hourites et autres cigales dérivaient entre des légumes coupés dans un bouillon diapré alternant les nuances d'orange et de rouille.

Si Léopoldine et Izak s'enfermaient depuis un moment dans leur morosité, la présentation des bols bariolés leur changea les idées en un rien de temps. Enfin, lorsque le délicat fumet chatouilla leurs sens, ils esquissèrent un rictus qui se transforma peu à peu en sourire à la première bouchée. Justinien se demandait combien pouvait coûter un repas dans un tel établissement, toutefois devant le plat appétissant et la satisfaction qu'il apporta aux deux cafardeux, il arriva à la conclusion que le goût pouvait valoir le prix. Les autres ne se posèrent pas la question et engouffrèrent leurs bolées en quelques secondes ou presque. Même Any put se régaler avec le tentacule élastique d'un poulpe.

— Ça fait 27 ans que je viens au moins une fois par semaine aux Buttes-Chaudrons. Beh jamais, oh non jamais je n'ai été déçu !

L'homme qui s'était adressé tantôt à Justinien était de forte corpulence. Le médecin eut peur à un moment qu'il roule le long de la pente à cause d'une bourrasque. Il avait de courtes jambes qui pataugeaient à peine dans l'eau et une barbe qui cachait son cou. Et une moustache qui trempait trop souvent dans son bouillon rouille pour garder sa couleur grisonnante. Et enfin un crâne bien dégarni pour finir avec la forme de vessie gonflée qui caractérisait la carrure globale du monsieur. Un monsieur qui inspirait la bonhomie pour être honnête.

— Je n'avais jamais mangé quelque chose d'aussi bon, avoua Justinien en avalant la dernière gorgée (de trop) de son bol. Pourtant je ne suis pas très fruits de mer.

— Et beh c'est un incontournable à Castelbouchon, hein ! Moi, c'est Morif.

— Justinien.

— Hé vous me plaisez bien vous là. Allez, après le repas, je vous invite à nous désaltérer à Portpoudrin !

— C'est gentil, Morif. Hélas nous avons à faire. Peut-être plus tard ? Pourquoi pas à l'Heure-Carillon ?

Rappelons que l'Heure-Carillon correspondait plus ou moins au début de la soirée exactement comme lorsque nous commencions notre récit avec Izak dans l'échoppe de Brelok. C'était il y a une semaine.

— Et beh, oui ! Laissez-moi au moins vous accompagner jusqu'à Portpoudrin.

— Parfait, Morif ! Peut-être que vous pourrez nous éclairer sur la situation de Castelbouchon. J'ai cru comprendre que le roi était mal en point.

Justinien n'eut pas le temps d'en venir à sa question que Morif attaqua immédiatement. Le médecin avait tapé juste : son interlocuteur raffolait des petits secrets et surtout aimait les partager. L'arpenteur chevronné espérait seulement qu'il n'en dit pas trop lui-même sur leurs desseins, car le brave Morif aurait tôt fait de tout divulguer à d'autres curieux même sans mauvaises intentions.

— Hé oui, c'est vrai ça. Il paraît qu'il a un mal qui le ronge depuis qu'il est jeune. C'est que, bon, ça reste entre nous, hein ? On raconte qu'il est fragile depuis tout petit. Après ça n'a pas dû être simple parce que son père c'était un dur d'après ce que disent les anciens.

— Un mal qui le ronge depuis qu'il est jeune... répéta Justinien songeur.

Merle écoutait, les coudes posés sur les genoux, l'air hagard vers Morif et Justinien. Il y avait définitivement du vin blanc dans la recette des Buttes-Chaudrons. Izak, Ruben et Léopoldine profitaient du spectacle offert par les cuisiniers. Autour du cratère principal, les fruits de mer cuits étaient récupérés avec les grandes cuillères, puis préparés sur la pierre chaude avec quelques légumes crus : coupés, panés, frits, hachés. On ne servait que le même plat, mais il était complexe et raffiné. Le bouillon était un régal, et Morif devait sûrement taper juste avec le paprika, le piment, l'ail et le vin blanc. Quant à Any, elle était en train de digérer un repas bien trop gros pour un si petit bastet.

Le Cycle des Ramures - Tome 1 : Les Musicéens de Castelbouchon [Terminé]Where stories live. Discover now