Chapitre 60

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Elle répétait inlassablement la mélodie du Chœur du Bouchon. Parfois à un rythme plus rapide, ou en grattant plus fort les cordes, ou encore en appuyant un peu plus sur les frettes, tout ça pour exorciser le mal. Pourtant, elle sentait l'ennemi se rapprocher inexorablement. Elle serrait les mâchoires, l'ogre climatique était en train de la happer.

— Quelque chose ne va pas, héla-t-elle.

Personne ne l'entendait, sa voix était aspirée directement par son adversaire.

— La mélodie est fausse ! admit-elle enfin.

Le désespoir l'inonda comme une vague noire. La même sensation que celle de boire la tasse au moment de reprendre son souffle. Une suffocation intérieure qui l'entraînait dans un abysse bitumeux.

— Ce n'est pas possible, j'ai pourtant bien écouté, pensa-t-elle. J'ai répété comme j'ai pu, j'ai dû rater quelque chose...

Alors elle se dit qu'elle allait y passer. Peut-être qu'Any arriverait à se sauver assez loin, mais pas ses autres compagnons. Ses nouveaux amis... enfin pas si nouveaux pour certains. Ils étaient là pour l'accompagner et l'aider. Et maintenant, ils comptaient sur elle. C'était donnant-donnant, une complémentarité sociale basique qui lui échappait encore avant de les rencontrer. Et ce fut à ce moment, qu'elle comprit :

— La mélodie n'est pas fausse... elle est juste incomplète !

Ses doigts pincèrent à nouveau les cordes alors qu'elle se tassait sous son propre poids démultiplié. En parvenant une nouvelle fois au bout de son schéma musical, Léopoldine ouvrit les yeux et glissa à genoux à cause de la pression... et aussi pour se la jouer un peu. Ses mains parcoururent frénétiquement l'instrument, les doigts pianotant le manche et les paumes effleurant la caisse de résonance. La jeune femme n'était pas un prodige de Castelbouchon, cependant elle laissa son imagination et sa créativité exploser dans une improvisation décalée... à l'image de son caractère. Les cordes vibrèrent, les cordes sonnèrent, les cordes rugirent dans cette version décomplexée du Chœur du Bouchon ! Et le vacarme se tut !

La dernière note trémula dans l'air saturé d'électricité. Le visage, la tornade, l'orage et tous les nuages avaient disparu ! Seule la mer restait démontée, mais la tempête, elle, la tempête n'était plus !

Justinien bondit de joie, il embrassa Léopoldine en la félicitant, il fut accompagné par les autres. Izak était en retrait, la figure livide. C'est la magicienne qui sauta à son cou pour le remercier. L'étreinte lui tira une plainte de douleur. Léopoldine regarda ses mains tachées de sang et remarqua les blessures cachées du rivois. Elle comprit alors qu'il n'avait rien dit jusque-là pour qu'elle puisse se concentrer sur son devoir. Elle se mit à sangloter devant l'abnégation de son ami.

Les chevaliers de l'Ordre et les soldats de Bourgbouillon qui arrivaient jusqu'à l'étage étaient pantois. Il ne savait pas ce qui venait de se passer. Ils furent rejoints par le duc Louché qui soulevait dans ses bras la princesse rougissante.

— Avez-vous été blessée, Votre Altesse ? demanda le médecin qui s'occupait des coupures d'Izak et Ruben.

— Non docteur Dacre, pourquoi ?

— Eh bien vous êtes portée...

C'est le duc qui répondit alors à Justinien en se campant sur ses deux jambes hautes et raides. Il était déjà guindé de base, mais l'armure de mailles et les diverses plaques ajoutaient un peu plus de rigidité dans sa démarche.

— Elle a été atteinte par la flèche de mon amour, sére médecin. En plein cœur !

Sur ces derniers mots, il scruta fièrement devant lui. Les poètes, s'il y en avait eu, auraient dit un truc assez gnangnan et rabâché comme : « il défia le destin imposé par les dieux de son regard de mortel rebelle ». Bien qu'il n'y eût pas de poètes dans le coin, il y avait la princesse qui était tout à fait sensible à ce genre de minauderies viriles.

Le Cycle des Ramures - Tome 1 : Les Musicéens de Castelbouchon [Terminé]Where stories live. Discover now