Chapitre 5

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      Voilà où j'en suis. Cela fait désormais quelques semaines, peut-être deux mois, que "tout va bien". J'ai des amies merveilleuses, de bons résultats scolaires, je n'ai jamais été si proche de mon père. Ma relation avec lui a toujours été compliquée, notamment à cause du fait qu'il ne m'a jamais vraiment vue grandir. Il est parti de la maison alors que j'avais trois ans, et que mon petit frère de deux mois était à l'hôpital. Depuis, je le vois régulièrement, mais une part de moi est toujours emplie de rancoeur envers lui. J'avais eu du mal à lui pardonner son inaction lorsque je me faisais harceler. Chaque fois fois que je lui parlais de ce qu'il m'arrivait, il se contentait d'acquiescer avec un air sérieux, n'agissait jamais. 

      Maintenant, je m'en fiche. Il sera toujours une mauvaise personne pour diverses raisons, ça ne sert à rien de lui en vouloir alors qu'il recommencera à être égoïste. Il vaut mieux l'accepter pour ne pas gâcher mes propres moments avec lui. Il peut bien continuer à faire semblant de se soucier de nous.

      Si seulement tout était si simple. J'irais au collège, je passerais ma journée avec mes amies, je rentrerais et me disputerais avec mon frère, la seule chose qui m'empêcherait de dormir serait le contrôle de mathématiques du lendemain.

      En apparence, c'est ma vie. Mais dès que je suis seule, je repense à Anna. C'est comme si la dispute avec Victor avait été un déclencheur. Il m'a permis d'oublier, il m'a fait me remémorer. Tout ce que je pensais avoir dépassé me revient en pleine face. J'avais passé trois ans à fuir.

      Pourquoi maintenant ? Pourquoi tout me revient alors que j'étais enfin pleinement heureuse ? 

      La journée, j'arrive à jouer mon rôle, faire comme si tout allait bien, garder mon sweat sous prétexte que je suis frileuse. Mais le soir, tout ce qui s'est passé en sixième me revient par vagues.  Le harcèlement. Ce mot que j'ai mis deux ans et demi à prononcer parce que c'était trop dur à accepter.

      Les insultes. Des images. Cette phrase, qui tourne en boucle dans ma tête. Cette phrase que le proviseur m'a dite un jour, dans son bureau. 

      "C'est de ta faute".

      Trois ans que j'essaye de me convaincre qu'il avait tort. C'était la faute d'Anna. Mais si il avait eu raison ? Si c'était vraiment de ma faute ? Après tout si j'avais arrêté de parler à Isabelle, peut-être Anna m'aurait-elle laissée tranquille.

      Pourquoi ça ne le serait pas ? Je suis égoïste, je suis lâche, je ne suis même pas gentille. C'est seulement le rôle que je joue. Je suis colérique, je suis insolente, je suis impulsive. Tout ce que j'essaye d'enfouir. Je suis violente, arrogante, méchante. Je le sais, même si les autres n'en ont peut-être pas conscience. Un jour ou l'autre, ils finiront par comprendre qui je suis vraiment.

      Victor l'avait compris. Lui le premier, parce que c'est celui qui me ressemblait le plus. Nous avions exactement la même façon de penser, notre seule différence était la façon dont les autres perçoivent nos choix. 

      Toutes les pensées qui m'envahissent me donnent envie de me faire disparaître. Parfois, je deviens folle. Je me tords dans mon lit, je hurle en silence, je serre tout ce qui m'arrive à portée de main, souvent mon propre corps. Mais ce n'est pas suffisant. Les vagues continuent de me noyer.

      Alors, lentement, j'attrape mon couteau. Ce couteau suisse offert par mon grand-père. Celui avec lequel je taillais des bâtons avec lui, avant. Celui dont je sors la lame et la pose sur mon bras. Doucement, presque délicatement, j'appuis dessus. Et je le laisse courir sur ma peau, entre d'autres éraflures. Pas seulement sur mes bras. Mes épaules, mes jambes, mes côtes. Parce qu'au milieu de tout ce bruit, c'est le seul moyen de retrouver le calme.

      Je sens le picotement et tout autour de moi s'efface. Je recommence, une fois, deux fois, six fois. Suffisamment pour que je ne pense plus à rien. J'ai conscience que c'est n'est pas la solution. Qu'un jour, je devrai affronter ce que j'ai fait. Et ça me terrifie. Donc je continue.

      Je suis stupide. Je me déteste. Je sais qu'il existe un moyen de ne plus penser . Un moyen définitif. Je m'étais promis de ne jamais recommencer. Mais après tout, je suis lâche. Je suis égoïste. 

      Ma mère sera dévastée, mais elle restera forte pour mon frère. J'aurais dû aller lui parler. Mais elle s'est déjà tellement inquiétée pour moi il y a trois ans, maintenant elle a beaucoup à gérer avec mon frère. En plus de ses propres problèmes. Je sais que tout le monde en a. Mais tout le monde n'est pas aussi faible que moi.

      Mon frère finira par s'en remettre. Mes demi-soeurs se souviendront à peine de moi. Mon père sera beaucoup trop occupé par la nouvelle vie qu'il s'est construite. Mes amis devront s'occuper de leur propre existence, loin d'être simple.

      Ils s'en voudront probablement de n'avoir rien vu venir. Ma meilleure qualité est peut-être de bien jouer la comédie. Les derniers mots d'Octave, César-Auguste, furent "N'ai-je pas bien joué mon rôle ? Maintenant applaudissez, la pièce est jouée". Je ne peux m'empêcher d'y penser. J'ai toujours aimé l'Antiquité gréco-romaine. Les étoiles aussi. Lire, écrire, les cookies. Toutes ces choses qui font qu'une vie en est une. Je ne regrette pas d'être née, je regrette seulement de ne pas m'être battue.

      Un soir, alors que les vagues commencent à me faire suffoquer, je ferme les yeux. Pour toujours. La pièce est jouée.

Où est la notice pour être heureuse ?Where stories live. Discover now