Chapitre 5

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J'entasse, j'entasse mes livres parmi les cahiers. J'entasse, j'entasse les problèmes dans mon cerveau. J'entasse, j'entasse mes larmes au fond de mes yeux. J'entasse, j'entasse ma vie dans ce sac. Ce sac plastique, ce sac de course. Je tasse mon existence au fond d'un sac Lidl.
Je déteste ce moment. Ce moment où tu t'aperçois que dans ce sac, en dehors des cahiers et des habits, tous ce qu'il y a c'est un livre et des partitions de piano. Comme si ta vie se résumée à deux choses, comme si tu n'avais le temps de ne faire que cela en dehors du travail. Je déteste ce moment où tu te rends compte que tu n'es rien. 
Je regarde ma chambre d'un air morose. Ma chambre nue, vide, sans propriétaire. Et je la sent, je la sent cette rancœur. Comme je la connais bien, trop bien, au point de pouvoir mettre un mot dessus. Cette impression de n'être qu'un simple visiteur, qui s'installe et qui repars aussitôt, aussi rapidement, avant de recommencer, autre part. De vagabonder entre deux lieux qui t'appartienne, pour quelques nuits seulement. Arriver dans la nuit noire dans une maison qui se prétend être la tienne, et puis défaire, défaire ses affaires, défaire ses sacs, défaire sa vie. Mais il y a une chose qu'on ne défait pas, les paquets de larmes qui sont coincés, dans nos yeux, dans nos cœurs, et dans notre gorge. Eux, on les garde pour nous, sinon on passerait notre vie à pleurer, à pleurer le temps, le temps perdu, perdu au fond des sacs, au fond des disputes, au fond de nous. 


L'humeur maussade est palpable derrière l'odeur de tabac froid qui rempli la voiture lorsqu'elle y entre. Ses cernes sont bleuies, son visage terni, ses yeux rouges et ses dents jaunies. Elle s'est relevée de la carrosserie, a éteint sa cigarette contre le goudron, puis la coincé dans les essuies-glaces arrières. Je la vois faire ce geste, en boucle, la main, les cendres, la vitre. Les doigts, la fumée, la fenêtre. 
Et maintenant, elle est là sur son siège, la ville défile devant ses yeux et elle allume pour combler le silence. Comme si c'était une faille, quelque chose de mauvais, de dangereux, comme si se taire était mal vu. Sous mes paupières fermées, je reconnais le moindre arrêt, le moindre tournant, la moindre secousse. On s'arrête à un feu à quelques rues de chez mon père. Chez mon père, pas chez moi, personne ne sait où c'est chez moi, alors j'ai pris l'habitude de dire chez mon père, chez ma mère. Et forcément ça fout un truc dans le crâne, "pas chez moi" qui se répète en écho. C'est comme le masculin qui l'emporte sur le féminin, ça résonne en "les hommes sont plus fort que les femmes" à ça fout de la merde dans la tête de tout le monde. 
Elle pile à ce feu rouge, et elle me regarde, il y a quelque chose dans son regard. Il y a toujours quelque chose dans un regard. Non, elle ne me regarde pas, elle me fixe. Je sens son regard sur moi, qui vient s'encrer sous ma peau, jusqu'à s'immiscer dans tous mon corps. Je voudrais me secouer, pour qu'il parte, qu'il parte de moi, mais je le sens je le sens comme un laser qui cisaille ma peau. 

-Pourquoi tu me fixes, arrête. 
-Je te regarde avant que tu partes.
-...
-Je t'aime.

Et je les vois apparaître ces rectangles, ces foutus rectangles. Parfois, je voudrais qu'ils dégagent, qu'ils comprennent que ça me fais chier d'agir en fonction de ce qu'on attend de moi, en fonction de ce que font les autres. Alors, je lui répond "moi aussi", et "va -te faire foutre" et "silence" se grisent. 


Je regarde mes mains sur le volant, les phalanges rougies par le froid, je regarde aussi la route, la route et ma fille. Ma fille qui va partir. Une semaine, c'est long une semaine, à rentrer dans une maison vide, une semaine où elle ne sera plus que dans ma tête. C'est dur, bien sûr que c'est dur de la voir, assise là le visage sec et fermé, pour camoufler sa tristesse derrière ce masque de colère. Mais je ne peux que m'en vouloir, à moi et son père. Je me gare, et déjà je me sens me déchirer comme si on m'enlever un partie de moi qui m'empêchera de remplir mes poumons entièrement et de sourire véritablement. 
Je pense à elle à ce qu'elle ressent, alors j'ouvre ma portière un sourire heureux sur mes lèvres. Si je suis triste, elle portera une partie de ma tristesse, et elle en a déjà trop à porter. 

La porte d'entrée s'ouvre et un air chaud m'accueille, je dépose les sacs dans l'entrée avant de m'agenouiller. Un nain blondinet vient se blottir contre moi.

-C'était trop long Salomé ! Tu pars plus maintenant !
-Moi aussi tu m'as manqué petit schtroumf.

J'empêche mes larmes de couler, de couler face à sa colère. Elle fait encore plus mal que sa tristesse. Elle me transperce et me traverse et je me revois, moi quelques années de plus que lui. 


Je passe mon doigt sur le mur et observe la gouttelette maintenant déposée sur ma main. On est là, nous quatre dans le salle à manger, la seule pièce assez grande pour tous nous accueillir. Eliott est assis en boule sur le canapé, et il pleure, à chaude larmes, à détremper la house du clic-clac qui servira de lit à ma mère. Et moi, je suis là, entre papa et maman, minuscule entre deux géants. Et papa qui dit, qui dit "Je vais devoir y aller maintenant". Je lui attrape sa main avec ma main gauche et celle de ma mère avec ma droite, "comme ça c'est comme si vous vous teniez encore la main". Et papa qui répète qu'il doit partir. Je serre leur deux mains en même temps pour la dernière fois, et puis papa qui répète qu'il doit partir. Et puis mes cris, et puis ma colère, et puis mes coups dans les cartons qui s'empilent jusqu'au plafond. Et puis le carrelage froid sous ton mon corps, essoufflée par la violence je me répète qu'ils ont pas le droit, que c'est pas juste, qu'ils sont pas gentils. Et puis, mes ongles rongés, mes poings mordus, ma mâchoire serrée, et mes doigts qui s'enfoncent dans ma paume pour ne pas hurler, pour oublier la douleur. Ma joue brûlante contre le sol glaciale, en attendant, que tout ailles mieux. 


Je voudrais le prendre dans mes bras, et en extraire toute cette colère, toute cette haine, les reproches et la tristesse. Je voudrais les lui voler, porter sur mon dos ce qu'il ne peut encore transporter sur le sien. Je voudrais voir son sourire parfaire son visage éternellement. Je voudrais qu'il rayonne sous ses cheveux ors, qu'il brille à en éteindre le soleil. Mais je ne lui en dit rien, après ce n'est sûrement encore qu'un enfant ignorant de l'agressivité de la vie.

-Je suis pas un chcroufs !
-Tu sais même pas ce que c'est !
-Oui, je sais !
-C'est quoi alors ?
-C'est toi qui dis !
-C'est un petit bonhomme tout bleu.
-Mais je suis pas bleu !
-C'est parce que tu es tout sale, mais sinon tu l'es.
-Salomé ! Arrête de lui raconter des mensonges, il va te croire. 

Christine se dresse dans l'encadrement de la porte de la cuisine, à la gauche de l'entrée. Elle ressemble à un épouvantail sous la lampe, c'est cheveux blonds raides sont ternis tel de la paille, et son visage paraît être une poupée de porcelaine tellement les couches de maquillages reflètent la lumière. Sa petite bouche est pincé sur son visage ovale et fermée. Elle appelle Sacha qui dit au revoir à ma mère, puis elle lui dit de se dépêcher, énervée qu'il puisse ne serais-ce qu'apprécier un minimum sa rivale. 
Je m'empresse de monter mes affaires dans ma chambre pendant que ma mère et mon père discute des semaines à venir. En voilà une autre, d'expression de language. Ma mère et mon père. Pas mes parents. Les parents ils sont deux. Et les maths ont beau être ma matière préférée, pour ce sujet, 1+1 n'est pas égale à 2. Je les entend élever la voix alors, je reste à peu plus longtemps dans mon habitacle, en attendant que le ton baisse. Ils finissent par m'appeler, alors je serre ma mère dans mes bras avant de voir la voiture grise repartir. 

Je remonte dans mon antre comme elle disait, pour déballer mes sac, comme je le ferais avec les courses, dans quelques meubles différents, dans des cases et des tiroirs. C'est étrange à dire, mais je range ma vie, pourtant si elle était ordonnée cela se saurait. La nuit est tombé derrière les fenêtres, le plafonnier peine à illuminer la pièce. Je m'allonge sur mon lit sous la lumière étouffée, il y a ceux pour qui le vendredi soir c'est la fin des cours, ceux pour qui c'est joyeux. Et il y a les autres.


La signification d'un regardWhere stories live. Discover now