Chapitre 3

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Blanche lorgna avec, tout à la fois, de la peur et de la curiosité le boyau de ténèbres qui s'étendait à ses pieds. De la besace qu'elle portait au côté, elle sortit un petit morceau de bois enduit de poix, frotta deux pierres à feu pour embraser sa torche. La flamme tremblotante révéla un abysse qui rappela à la princesse cette histoire parlant d'un tonneau sans fond.

Resserrant les cordons de sa cape autour de sa gorge, la jeune souveraine leva haut son maigre sauf-conduit et entreprit de descendre l'escalier. Ce dernier semblait sculpté à même la roche, mais par des mains sans expertise tant leur aspect était grossier et irrégulier.

Blanche ne put s'empêcher de frissonner en dépit de l'épaisseur de laine qui drapait ses épaules. L'humidité suintait des parois toutes proches, ce qui rendait la descente particulièrement périlleuse, tant les marches étaient glissantes. La dame s'obligeait à la patience, une chute se révélerait sans doute fatale.

Bientôt, sa progression ne fut plus rythmée que par les battements de son cœur et par le sang qui pulsait à ses tempes. Les rares bruits du palais s'étaient rapidement estompés, l'air devenait de plus en plus oppressant et moite et la princesse, après avoir allumé un nouveau flambeau, envisagea de rebrousser chemin. Depuis combien de temps avançait-elle dans les ténèbres ? Dans le noir, Blanche n'avait aucune notion des minutes, des heures qui s'étaient écoulées. Le matin s'annonçait-il déjà ? Avait-on remarqué son absence ? S'en était-on inquiété ? Pire : avait-on averti son époux ?

Elle se figea un instant : s'il lui arrivait quoi que ce soit, personne ne savait où la trouver. Amère, Blanche songea qu'en l'état actuel des choses, elle n'avait dans son cercle le plus proche aucune personne de confiance à qui parler de sa découverte. Auquel cas, son mari accréditerait sans doute la thèse d'une fuite avec un amant. Avec une crispation douloureuse, la souveraine se demanda si son son cher Florian avait déjà une liste de jouvencelles prêtes à prendre sa place.

Imaginer cette histoire alimenta la rage de Blanche comme une herbe sèche le ferait d'un brasier. Elle utilisa cette force nouvelle pour repousser la fatigue naissante qui émoussait sa détermination. Brandissant haut sa torche, elle reprit sa progression. Au terme d'une longue volée de marches, la jeune dame sentit un changement sous ses pieds. L'escalier de pierre cédait peu à peu la place à une descente faite de terre meuble. Une odeur où se mêlait tout à la fois moisi et renfermé agressa son nez délicat. Une manche sur son visage, la princesse poursuivit sa progression jusqu'à atteindre une autre série de marches composée de simples planches de bois qu'elle espéra ne pas être vermoulue.

Soudain, elle trébucha. À tâtons, elle déduisit qu'elle était parvenue au point le plus bas. La froidure environnante la contraignit à resserrer autour d'elle les pans de sa cape. Blanche fit quelques pas dans une terre boueuse si bien que ses chaussures furent bientôt trempées.

Blanche fut bientôt obligée d'ajouter une deuxième torche à celle qu'elle tenait à la main tant l'obscurité autour d'elle était épaisse. Même les nuits sans lune de son enfance ne lui étaient jamais apparues si ténébreuses.

Elle leva un peu le bras, parvint à distinguer un plafond de roche. Le boyau dans lequel elle se trouvait n'était ni trop étroit ni trop bas, mais la plupart des hommes n'auraient pas pu y rester debout.

Avec un pauvre sourire, la souveraine laissa un souvenir émerger de sa mémoire : les tunnels de ses chers nains devaient ressembler à ça. Ce qui poussa la jeune femme à s'interroger : qui avait fait bâtir ce lieu ? Pourquoi était-il dissimulé si loin sous le château ?

***

Blanche creusa sa mémoire à la recherche d'une quelconque légende qui parlerait d'un petit peuple ayant vécu en ce lieu avant la famille de Florian, mais rien ne lui vint à l'esprit. Pourtant, elle avait toujours été lectrice, curieuse du monde extérieur. Les livres lui avaient apporté une somme conséquente de connaissances, la rendant au moins aussi compétente que son mari à gouverner le royaume.

De ce fait, même après trois ans de mariage, la princesse ne comprenait pas pourquoi son époux faisait si peu cas de ses avis et se plaisait à la considérer comme une idiote. Les hommes craignaient-ils à se point que les femmes renversent l'ordre établi qu'ils méprisent leurs aptitudes ?

Le bruit d'un clapotis non loin d'elle coupa court à ses réflexions. La lueur des torches révéla une ouverture et, au-delà, un petit pont en pierre grossièrement taillée. Sous ses piles, un bras de rivière bouillonnait, preuve d'un fort courant.

Blanche s'interrogea aussitôt sur sa provenance : la particularité des douves du palais était d'être alimentée par quatre cours d'eau différents ; sans aucune indication, il lui était impossible de deviner lequel passait sous ses pieds. Plus que jamais piquée par la curiosité, la princesse franchit la construction et arriva dans une caverne d'un volume plus qu'honorable pour être sous un château.

La jeune femme s'approcha, testa de la pointe du pied la solidité de l'ouvrage. La raison lui dictait de faire demi-tour, mais l'excitation de sa découverte l'emporta sur le bon sens. En quelques pas, elle se retrouva dans un espace aménagé et dans un très bon état de conservation.

À sa grande surprise, elle découvrit des tables, une chaise et de nombreuses étagères pleines de bocaux. Blanche crut un instant qu'il s'agissait d'un ancien refuge, mais, quand elle essuya le verre de l'un d'eux, elle ne put réprimer un cri d'effroi : à l'intérieur se trouvait ce qui ressemblait à un corps de petite taille figé dans un liquide jaunâtre. Remise de sa frayeur, la princesse entreprit d'observer d'autres contenants qui proposaient tous des mets aussi peu ragoûtants.

Blanche délaissa ses macabres découvertes pour se rapprocher du cours d'eau. Elle aperçut de vieux crochets auxquels on avait dû suspendre des nasses. Peu à peu, ses pas la poussèrent à faire le tour de la grotte, ce qui l'amena à tomber sur un cadre de lit rongé par les vers et ce qui avait dû être une commode où une colonie d'araignées grosses comme deux fois sa main avait élu domicile. Une certitude s'imposa à elle : au moins une personne avait vécu là.

Un frisson lui parcourut l'échine : même si le château n'avait pas toujours eu cette architecture, qui avait pu venir s'enterrer ici ? Comment avait-elle fait pour rendre sa présence à ce point invisible aux yeux de tous ?

Un accès de faiblesse saisit la jeune femme : elle eut soudain conscience du froid et de la faim qui la tenaillait. Les ténèbres et l'ampleur de ses découvertes lui avaient fait perdre la notion du temps. Avait-on remarqué son absence ?

La princesse décida de revenir sur ses pas : à présent qu'elle savait à quoi s'attendre, elle serait plus efficace la prochaine fois. Avant qu'elle ne quitte la caverne, Blanche aperçut sur un autre meuble sans âge un vieux volume attaqué par les outrages du temps. Attirée par l'ouvrage, la jeune femme s'en empara, l'enroula dans sa cape et rebroussa chemin.

La remontée lui parut interminable. À de nombreuses reprises, Blanche dut s'arrêter, le souffle coupé par la raideur de la pente. Revenue à l'entrée du passage secret, elle était en nage. Au-dehors, le soleil pointait sur l'horizon ; elle était donc restée toute la nuit là-bas.

Baissant les yeux, elle remarqua le bas de son vêtement d'homme crotté et déchiré par endroit. Quant à ses chaussures, elles étaient irrécupérables. La jeune femme sentit une peur futile l'étreindre : qu'allaient penser ses servantes de sa mise ? Et Florian ? Ses poings se crispèrent : elle était souveraine de cette maison, nul n'avait de questions à lui poser, de même qu'elle n'avait de compte à rendre à personne.

Blanche regagna ses appartements, se débarrassa de ses vêtements : elle jeta au feu ses chaussures, ce qui eut pour effet de répandre dans la pièce une odeur de chair brûlée qui attisa son appétit. Dehors, le ciel se chargea de lourds nuages comme si une tempête s'annonçait. La princesse se changea rapidement. Fourbue, elle se recoucha non sans avoir pris soin de dissimuler dans un linge le livre trouvé dans le sous-sol du château.

***


Rouge SangWhere stories live. Discover now