Chapitre 5

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Face à la formule, la souveraine hésita une seconde : peur et curiosité se disputaient en elle. Elle comprit qu'elle en attendait trop, que si elle parvenait à lancer le charme et qu'il lui apprenait qu'elle n'avait pas le don, elle aurait la certitude qu'elle n'avait plus rien à espérer de cette vie. Il lui faudrait alors trouver un moyen plus conventionnel de recouvrer la liberté.

Comme cette idée émergeait à la surface de sa conscience, elle réalisa que la première entrave à son bonheur était bel et bien son époux. Oui, elle serait bien plus épanouie sans lui ! Mais d'aussi loin que remontaient ses souvenirs, elle n'avait pas connaissance d'une princesse ayant répudié son mari. L'inverse, en revanche...

Blanche fronça les sourcils : la chose était-elle seulement possible ? Vers qui une souveraine devait-elle se tourner pour rompre son union ? Certes, elle pourrait porter aux yeux du monde ses accusations d'adultère, elle n'avait aucune preuve. Tout au plus la prendrait-on pour une épouse aigrie, malheureuse d'être délaissée.

Blanche reporta son attention sur le grimoire de Nibelhiné. Même si elle était une piètre dessinatrice, il lui fallait savoir si elle était capable de manipuler la magie.

De nouveau déterminée, la jeune dame s'habilla seule, noua à la hâte sa longue chevelure avant de descendre, nus pieds, aux cuisines où son apparition, provoqua la stupeur de tous les domestiques.

— Majesté ! s'écria l'une des femmes présentes, que vous arrive-t-il ? L'enfant...

Un instant, Blanche fronça les sourcils : pourquoi cette gourde lui parlait-elle d'un bébé ? Ah oui, le mensonge. Celui qui allait lui permettre d'obtenir l'objet de sa quête matinale.

— Tout va bien de ce côté. J'ai besoin d'une grosse poignée de sel.

— Pourquoi donc ?

La jeune femme retint son envie première de gifler cette insolente : depuis quand une fille de cuisine questionnait-elle sa princesse ? La dame s'obligea à plus de finesse d'esprit.

— Ce matin, j'ai trouvé une oiselle morte sur le devant de ma fenêtre.

Les filles de cuisine se figèrent, certaines se hâtèrent de faire un signe pour conjurer le mauvais sort.

— Je vous donne cela tout de suite, votre Majesté.

Blanche remercia la domestique, attendit d'être hors de vue pour rouler des yeux : rien ne valait les superstitions locales pour écarter les suspicions.

Dans les croyances populaires, l'oiselle était un petit volatile qui veillait sur les femmes enceintes. En trouver une morte était le pire des présages. Il était connu que le sel avait le pouvoir de repousser les esprits. Il n'y avait, bien entendu, jamais eu le moindre oiseau, mais personne n'irait vérifier.

Revenue dans sa chambre, Blanche s'y enferma. Elle écarta l'un des épais tapis, le parquet serait plus simple à nettoyer. Suivant les indications de la sorcière, la souveraine utilisa le condiment pour tracer un pentagramme grossier. Elle espérait que cela fonctionnerait quand même.

Quand son dessin fut achevé, la princesse prit dans sa table de chevet un petit couteau d'argent dont le manche et la lame étaient gravés à son prénom. L'objet délicat, finement ciselé, était l'un des premiers cadeaux que Florian lui avait offerts. Blanche avait ouvert nombre de billets doux avec, au temps où il lui écrivait de longues lettres enflammées. Tout cela lui semblait si loin maintenant.

Refusant de laisser des sentiments insipides affaiblir ses résolutions, elle s'entailla le bout du doigt. La douleur ne dura qu'une seconde. Quelques gouttes perlèrent avant de tomber sur le dessin grossier. Fascinée, la Dame regarda les grains blancs se teinter de carmin. Au bout de quelques minutes, le pentagramme avait totalement changé de couleur. S'efforçant au calme, Blanche ferma les yeux et récita la formule :

— « Par le sel et par le sang, j'invoque des Dieux Païens. Maîtres du Feu, de l'Air, du Vent et de la Terre, accédez à ma requête et révélez ici bas la nature de mes dons. »

La souveraine attendit ce qui lui parut être une éternité, mais, à son grand regret, rien ne se produisit. Alors que des larmes de rage coulaient sur ses joues pâles, le pentagramme demeurait obstinément rouge. L'espace d'une seconde, elle envisagea de détruire d'un coup de chaussure son œuvre. Elle se ravisa au dernier moment, se souvenant de la mise en garde de Nibelhiné :

— « Même si le sort demeure sans effet, le pentagramme appelle des pouvoirs qui nous dépassent. L'effacer sans prononcer la bonne invocation peut qu'avoir des conséquences néfastes pour celui qui a tracé. »

Dépitée, nauséeuse, la jeune femme quitta les lieux soucieuse de recouvrer ses esprits. Blanche s'emmitoufla dans une chaude pelisse, gagna l'immense jardin qui cernait le château. Abîmée dans sa peine, la souveraine s'interrogeait : quelle divinité avait-elle donc offensée pour que sa vie tourne à ce point à la tragédie ? De ce qu'elle savait, grâce aux coursiers de passage, toutes ces anciennes amies étaient heureuses en amour. Pourquoi une quelconque Fée du malheur l'avait-elle désignée pour jeter sur elle son dévolu ?

Ses pas la guidèrent jusqu'à la tombe de son fils. Arrivée au carré de terre bien entretenu et fleuri du matin, il lui sembla que le vent la poussait à s'agenouiller. La souveraine exigeait que la dernière demeure de l'héritier du Royaume soit tous les jours décorée dès les premières lueurs de l'aube. Elle effleura la gravure dans le marbre, repasser les contours de son prénom. L'enfant aurait aujourd'hui presque quatre ans, serait-il fluet ou replet à cause de la gourmandise propre à cet âge ? Serait-il brun avec des boucles ou blond avec les cheveux lisses ?

Blanche crispa ses doigts sur les tendres pétales d'un iris : elle n'aurait jamais de réponse à ses questions. Quand ses articulations furent raidies par l'immobilité, la dame se releva, embrassa la pierre froide et regagna ses appartements. Florian était encore une fois parti battre la campagne, elle allait devoir repousser, encore une fois, sa peine ainsi que son amère déception pour, de nouveau, présider seule au devenir du peuple à sa place.

La souveraine remonta chez elle, prit juste le temps de héler une servante pour demander un bain chaud et un repas frugal. Quand elle referma sa porte et se retourna, elle se figea. Au sol, le pentagramme demeurait tracé, mais il n'était plus rouge sang. Il était à présent d'un violet profond.

Intriguée, la jeune femme se précipita sur le journal de Nibelhiné, y chercha avec fébrilité la signification de cette étrange couleur. Ce qu'elle lut lui arracha des larmes : ceux pour qui le dessin magique prenait cette teinte semblable au début de la nuit possédaient en eux un très puissant pouvoir.

***


Rouge SangWhere stories live. Discover now