UN RÊVE PLUS FOU

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Il erre, tel une chenille égarée, oubliant comment s'envoler en papillon.

***

Quand il m'a demandé ce que je voulais, je n'ai pas hésité : "voir une course de Formule 1".

J'ai regretté instantanément mes mots. Je n'ai pas réfléchi. Ce qui avait été enseveli devait le rester, mais quelque chose en moi a parlé, et je me suis soumis, ce que je n'aurais pas dû, car depuis ce jour, tout a été réécrit.

*******

Ça devait être une journée ordinaire, semblable à toutes les autres, à quelques détails près. Giovanni avait l'air plus fatigué qu'à l'accoutumé, il n'avait rien mangé du petit déjeuner que j'avais préparé, mais je n'ai pas prêté attention. On était en fin d'hiver, le temps devenait plus doux. J'étais penché sur une Fiat Punto, le moteur faisait un bruit monstrueux. J'avais ma petite idée du problème, mais je me pliais aux vérifications habituelles.

Giovanni était encore assis dans son coin, tout devait se dérouler comme prévu. Il était neuf heures du matin quand Giovanni décida de parler :

- Qu'est-ce que tu aimerais faire dans la vie ?

Je me suis arrêté de regarder le moteur de la voiture, mes gestes ont été suspendus. Je me suis tourné vers lui. Ses yeux étaient clos, il ne supportait plus la lumière. Son visage ne me disait rien, j'ai interrogé ses rides, mais elles ne me répondaient pas.

J'avais presque oublié le tintement de sa voix, sa vraie voix, celle-là, la plus claire, la plus cristalline. Confus, perdu, ne sachant guère comment réagir à l'imprévu, je lui ai demandé de répéter, et il l'a fait :

- En dehors de ce garage, de ses voitures abîmées, de cette ville, tu veux faire quoi ?

Avant de lui répondre, j'ai fermé le capot de la voiture, je me suis adossé sur celle-ci et je me suis interrogé moi-même. Je me suis adressé à la plus petite partie de moi, à la plus folle, la plus silencieuse, celle qui attendait qu'on s'adresse à elle, mais je me suis heurté à un mur. Un silence, un néant.

J'ai répondu le plus sincèrement possible :

- Rien.

Un silence s'en suivit. J'ai cru que c'était la fin, une folie passagère de sa part, un truc de vieux, et qu'on allait reprendre comme avant.

Je me suis retourné une nouvelle fois vers la voiture, j'allais recommencer mon travail, mais sa voix m'est parvenue à nouveau, j'ai frissonné, mais il ne faisait pas froid.

- Tu ne compte pas rester ici pour le restant de tes jours ?

Je me suis interrogé encore une fois, cherchant une réponse que je ne possédais pas, et j'ai choisi la sincérité une nouvelle fois :

- Bien sûr que si.

Un silence bref avait suivi ma réplique, je retenais ma respiration, ignorant à quel point ma vie vacillait à cet instant.

- Tu ne devrais pas, tu ne dois pas finir comme moi.

Je ne comprenais pas, je ne voyais pas le mal. Pourquoi je ne finirais pas comme lui ? C'était tout ce que je veux à ce moment-là, rester et finir comme lui ici, chez nous.

- Je ne vois pas de mal à cela, lui répondis-je pour la première fois. Une émotion accompagnait mes mots, une perplexité légère, insignifiante, car à cette époque, je ne mesurais pas le poids de cette discussion.

- C'est normal de ne pas voir le mal à ton âge, même si tu es un cas bien spécial, ma foi. Tu n'es pas comme les autres gamin de ton âge. Je l'ai vu dès les premiers instants depuis que tu as atterri ici. Je ne peux pas te laisser comme ça.

- Et tu pars où ? lui demandai-je avec une respiration saccadée, venant de nulle part, quelque chose que je ne connaissais pas, le sentiment d'être sur le sommet d'une montagne, la nuit qui tombait, le froid oppressant... Alors que j'attendais une réponse de sa part, je cherchais également une en moi, cherchant à mettre des mots sur ce que je ressentais, ce que j'éprouvais. Je cherchais la familiarité, l'assurance de comprendre. Mais rien ne venait. Je ne savais pas comment appeler cette chose qui me haletait, qui appuyait sur mon cœur, à mesure que le temps coulait et que Giovanni ne parlait pas.

Au fond, je le savais. Je savais tout, mais j'étais à une époque où tout en moi était verrouillé, et le cadenas était rouillé.

Je l'ai entendu soupirer pour la première fois, et cette fois, je tremblais. Je n'étais pas mort finalement. Alors que je me croyais dénué de tout, il avait suffi juste de quelques mots, une brise de fin d'hiver, d'une petite pause matinale, pour faire renaître l'enfant en moi.

Il fallait juste me secouer un peu, et tout allait refaire surface. Je suppose que Giovanni avait compris ça depuis bien longtemps, mais il avait peur de me réveiller, de la tempête qui grondait en moi. Toutes ces années, il avait gardé le silence parce qu'il avait peur de ne pas pouvoir me contenir.

Mais quand il a pressenti que la fin était proche pour lui, il ne s'est pas résolu à laisser une coquille vide dans son vieux garage, et je ne le remercierai jamais assez pour ça.

- Oublie ce garage, cette ville, moi et la voiture derrière toi. Qu'est-ce que tu aimerais faire, quelque chose pour toi ?

Cette fois, je n'ai pas pris le temps de m'interroger, de me poser, de réfléchir comme je le prétendais avant. La plus infime partie de moi, celle qui dormait depuis bien des années, qui attendait l'occasion pour bondir, me chambouler, qui avait perçu la faille en moi à cet instant, prend ma place et répond :

- Voir une course de Formule 1.

Les mots ont franchi la barrière de mes lèvres gercées sans que j'intervienne, sans les rouler dans ma langue, goûter leur saveur, comprendre l'absurdité.

Giovanni, fidèle à son rôle de vieux, garda le silence pendant un moment. Silence durant lequel je me maudissais, durant lequel la perplexité flamboyait en moi. Tout ce que j'avais enterré de l'enfance refaisait surface.

Je redevenais Phoenix Velocci.

- Soit, allons voir cette course.

J'aurais dû percevoir l'agitation dans les iris de Giovanni, la secousse émotionnelle qui les agitait, comme une flamme ravivée après des siècles d'obscurité. Si seulement j'avais été plus attentif, j'aurais pu lui épargner tant de peine et de regrets, s'il en avait eu.

Avec des "si", on pourrait réécrire l'histoire, car si seulement je me suis interrogé d'avantage sur qui était réellement Giovanni, tout aurait été différent.

Mais actuellement, tout ce que je désire, c'est assister à une seule course, une seule fois, pour apaiser ma soif et ensuite abandonner toute cette obsession pour le sport automobile, le laisser derrière moi. Mon père, avant de mourir, a ensemencé cette passion en moi, et je dois m'en libérer. Voir de mes propres yeux, puis me convaincre que cela ne m'intéresse pas vraiment et que c'était seulement un moyen de me rappeler mon père, car c'est ainsi que je l'ai connu : passionné et grand rêveur, une facette de lui dont je ne veux jamais hériter.

Une Toile d'AsphalteOnde histórias criam vida. Descubra agora