Chapitre 3 : Origine

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Avant que je ne puisse ajouter quoique ce soit, Magnus m'entraîne hors du bureau. Je sais que protester ne servirait à rien.

Je me laisse entraîner à sa suite à travers les couloirs du Vieux Fort en refoulant ma rage et ma frustration. Il ne me lâche qu'une fois arrivés devant mes appartements, dont il ouvre la porte avant de me jeter à l'intérieur.

- Puis-je savoir ce qui t'as pris ? me demande-t-il d'une voix grave. Tu aurais dû te mesurer. Tu ne peux pas laisser tes émotions prendre le dessus.

Il me répète cela depuis que je suis née. Maîtrises tes émotions. Ne te laisse pas submergée. Apprends à te contenir. Mais en cet instant, ma colère est tout à fait légitime et irrépressible.

- Pourquoi n'as-tu rien fait ? je lui reproche.

Il est le Général de la Garde, il devrait savoir mieux que quiconque qu'on n'envoie pas un enfant au front.

- Parce que je ne peux rien contre le Roi, Edlynn, rétorque-t-il.

Je voudrais courir jusqu'au bureau pour prendre Kyle dans mes bras, le rassurer.

Je le connais. Je sais qu'en cet instant, il souffre et il a peur mais qu'il reste stoïque devant son frère et Markens. Je sais qu'en ce moment, il a besoin de soutien, il a besoin de moi.

- Tu vas le laisser se faire tuer ? je réponds en sentant un goût amer se diffuser dans ma bouche. Tu vas accepter un garçon de 15 ans au front sans broncher ? Les monstres ne feront qu'une bouchée de lui.

Il me dévisage puis soupire, comme un père agacé par le caprice de sa fille de 8 ans. Cela n'a pour effet que d'accroître ma colère.

- Edlynn, je suis désolé, je sais que c'est injuste mais nous ne pouvons rien faire pour lui.

Je me fiche que ce soit un ordre du Roi et que nous devions lui obéir sans poser de questions. Quand bien même ce serait un ordre de Bu Phweizen lui-même, nous ne pouvons pas laisser August envoyer Kyle à la guerre sans rien faire.

Kylorn, ce garçon doux et souriant, mon complice, mon ami, mon frère d'arme, mon pilier. S'il meurt, je ne m'en remettrai pas. Avec Magnus, ils sont tout ce que j'ai de plus précieux.

- Envoie-moi là-bas, je supplie en désespoir de cause.

C'est la seule chose à faire, puisque mon père refuse de s'opposer au Roi. Là-bas, je pourrais veiller sur Kyle et assurer ses arrières.

- Edlynn, je sais que tu tiens beaucoup à ce garçon mais...

- Magnus, lui et toi êtes ma seule famille, je l'interromps. Tu ne peux faire cela à ta propre fille, tu ne peux pas me l'enlever.

Les monstres qui terrorisent le peuple m'ont déjà tout pris. Mes parents biologiques, la paix, la vie heureuse que j'aurais pu connaître. Ils ne peuvent pas m'enlever Kyle aussi.

Magnus m'observe, l'air abattu.

- Que veux-tu que je fasse ? me demande-t-il. Que je t'envoie toi aussi à l'abattoir ?

- Oui. C'est précisément ce que je te demande, je confirme. Ça ira pour moi, je t'assure. Je suis douée, tu le sais. Je m'en sortirai.

Il me considère à nouveau puis détourne le regard.

- Je regrette mais c'est hors de question, répond-il.

Le désespoir me saisit. Je ne peux pas le perdre. Je ne m'en remettrai jamais.

- Qu'est-ce que cela peut bien changer ? je rétorque. Quand j'aurais fini mon apprentissage, je serais envoyée au front ! Maintenant ou dans deux ans, quelle importance ?

- Tu n'iras nul part.

Pourquoi refuse-t-il de me laisser y aller, lui, qui n'a pourtant eut aucun scrupule en m'abandonnant ici il y a de cela huit ans ?

- Donne-moi une seule bonne raison, je réplique.

Il n'en a aucune qui soit valable à mes yeux et il le sait. Il pourrait passer des heures à argumenter, à parler des dangers et des enjeux de la guerre, de ma jeunesse, il n'y changerait rien, je sais parfaitement dans quoi je m'engage. J'y suis préparée depuis que j'ai appris à tenir une épée.

Je partirai avec Kyle, avec ou sans sa bénédiction.

Ses yeux clairs me dévisagent. En tant que Général, il sait quand il a perdu, ce qui explique son air abattu.

- Si tu vas là-bas, ils te tueront à la seconde où ils découvriront ce que tu es, m'annonce-t-il.

Je m'attendais à tout, mais pas à une telle déclaration. Je pensais qu'il allait se lancer dans un discours grandiloquent ou bien me crier dessus. Pas à des paroles mystérieuses et floues.

- Ce que je suis ? je répète, sceptique.

Il baisse les yeux. L'air coupable qu'il affiche ne me dit rien qui vaille.

- Tu es une des leurs, déclare mon père adoptif dans un souffle.

Je sens que cette révélation lui coûte beaucoup.

Il n'a pas besoin d'en dire plus. Ou peut-être ne le peut-il pas. Peut-être qu'il n'arrive pas à prononcer ce mot qui flotte entre nous. Peut-être que, malgré toutes les batailles qu'il a vaillamment menées, il ne trouve pas le courage de dire à sa fille de 15 ans ce que mon esprit à compris à la seconde où il a prononcé ces mots.

Un frisson d'horreur me parcourt.

Il n'arrive pas à m'annoncer que je suis un monstre.

Il lève à nouveau les yeux vers moi, navré. Je le dévisage, dévastée, pâle comme un linge, priant pour qu'il se ravise, que cela ne soir qu'une blague de mauvais goût ou une stratégie pour me faire renoncer à Kyle.

- Je t'ai sauvée le jour où le Roi nous a ordonné de brûler ton village, explique-t-il. Tu étais...une petite chose fragile et innocente, je n'ai...j'ai failli à mon devoir.

Je me laisse tomber sur mon lit, le regard perdu dans le vide.

Je suis un monstre.

Je suis une de ces horribles créatures, violentes, cruelles, sanguinaires. Je suis un être abominable, un démon.

- Donc...mes parents n'ont pas été dévorés par un monstre ? je demande, complètement perdue.

- Non, répond-il d'une voix douce qui apaise quelques peu mon angoisse. Je...C'est moi qui aie tué ta mère.

Ces mots suffisent à m'achever. Des larmes me montent aux yeux mais je les refoule. Le regard vide, je contemple ma vie s'effondrer. Mes ambitions, mes valeurs, mes combats, mes sentiments...tout cela n'est que le résultat d'un mensonge.

L'époque où je plaisantais avec Kyle en m'empiffrant de baie me paraît soudain tellement lointaine.

- Pourquoi m'avoir menti ? je demande, la voix tremblante.

- Pour que le monde le croit il fallait que tu en sois convaincue toi aussi. Tout ce que j'ai fait, c'était pour te protéger.

Des tonnes d'interrogations se bousculent dans mon esprit. Sur quoi d'autre m'a-t-on menti ? Ne suis-je pas censé être l'œuvre du Mal ? Pourquoi ne suis-je pas le monstre qu'on m'a décrit toute ma vie ? Comment ai-je pu passer autant de temps sans m'en rendre compte ? Si je suis un monstre, pourquoi Magnus m'a-t-il envoyée à la Garde ? N'est-ce pas le lieu le plus dangereux pour moi ? Et là, je comprends.

Magnus est un fin stratège. Il ne fait jamais rien pas hasard ni par imprudence. Il m'a cachée au seul endroit où on ne penserait pas à me chercher.

- J'ai juré à ta mère de te protéger, et c'est ce que je compte faire, déclare-t-il. Je suis navré mais tu resteras ici jusqu'à ce que j'en décide autrement.

J'ai besoin d'expulser hors de mon corps toutes les émotions qui m'assaillent, ou je vais me briser en mille morceaux.

- J'ai besoin de prendre l'air, je marmonne.

J'attrape mon sac en toile et me précipite dans le couloir, laissant Magnus seul dans ma chambre. Je marche d'un pas pressé sans trop savoir où je vais. 

La Prophétie des Ombres : Le Prince et l'Orpheline (T1)Where stories live. Discover now