KILOMÈTRE 34

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Dimanche 21 mai 2023

Kilomètre 34.

La douleur était trop intense, alors je me suis assis dans l'herbe près de la piste cyclable La Riveraine, dans le secteur Longueuil. Derrière moi, quelques arbres et les berges sales du fleuve Saint-Laurent. Devant moi, la route 132 et le bruit des automobiles roulant à vive allure.

Ce jour-là, j'étais à la poursuite de l'un de mes deux rêves : compléter un marathon, soit courir ses 42 kilomètres et 195 mètres. La distance entre les villes de Marathon et d'Athènes en Grèce. La distance qu'a parcourue un messager grec en 490 av. J.-C. pour annoncer la fin de la guerre. Il fut sans qu'il le sache, le premier marathonien de notre histoire, et probablement le premier fou.

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J'ai commencé à courir en 2012 pendant un arrêt de travail. Dans mon entourage, on m'a conseillé la course à pied. On me disait que le pratiquer pourrait m'aider, mais je n'y voyais aucune utilité. Je ne comprenais pas pourquoi des humains perdaient un temps fou à se faire aller les deux jambes pour absolument rien. Je ne comprenais pas plus Forrest Gump. Malgré tout, je l'ai testé. C'est à ce moment que j'ai compris trois choses : la raison de l'amour pour la course à pied, l'impact positif de sa pratique et qu'il faut toujours avoir un regard sur l'asphalte québécois parsemé de trous.

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Les années ont passé, et je n'ai jamais arrêté de trotter des kilomètres ici et là. En 2019, j'avais besoin de me trouver une source de motivation. Je suis venu à la conclusion que mon objectif était dorénavant de compléter un marathon. Trois ans plus tard, en novembre 2022, je me suis dit : c'est maintenant ou jamais.

En fouinant sur le web, j'ai trouvé le marathon pour réaliser mon rêve : le marathon de Longueuil. Pour prendre cette décision, j'ai tenu compte de trois facteurs importants pour moi : la distance de la maison, une moindre envergure et un hôpital à proximité de l'événement.

Tout y était. C'est à dix minutes de chez nous. L'événement n'a quand même pas l'envergure du marathon de Montréal ou de celui de Boston. Et puis, si je devais m'écrouler pendant la course, l'hôpital Pierre-Boucher n'est qu'à quelques mètres de la ligne de départ.

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Kilomètre 34.

J'étais à huit kilomètres de l'arrivée. Cela faisait trois heures que je sillonnais les rues asphaltées de Longueuil. À ce moment, je savais que mon rêve était en péril en m'asseyant sur le gazon printanier. Stoppez mon rythme pendant une course, ça me tue. J'ai réussi à surmonter ce défi que dans de rares occasions. Le psychologique, c'est ma principale faiblesse. Et là, je dois le reconstruire rapidement. La clé, selon Bob, c'est le mental toughness, la dureté du mental. Facile à dire, mon Bob.

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La problématique était mon petit orteil du pied gauche. Chaque fois que mon pied touchait le sol, cela me procurait une douleur. Et c'était depuis le kilomètre 10.

Pour en avoir le cœur net, j'ai retiré le soulier, puis le bas. Ce que j'ai vu était tout simplement dégueulasse. Mon petit orteil, si c'en était encore un, était meurtri par un décollement de peau et une ampoule de la grosseur d'une cerise au marasquin. Un ado aurait crié : OMG, puis WTF.

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Dans ma préparation matinale, j'avais placé des pansements sur trois de mes cinq orteils : le gros et les deux suivants. Les deux derniers, c'était des durs à cuire. Ils ont toujours suivi sans se plaindre, sans démontrer la moindre faiblesse. Ils avaient parcouru plus d'une dizaine de milliers de kilomètres. Ils avaient même un surnom : Nylan et Laraque.

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J'avais deux craintes pour le marathon : le mental bien sûr, mais aussi le saignement de mes mamelons. Oui, oui, vous avez bien lu. Chaque fois que j'ai vu un coureur franchir la ligne d'arrivée avec deux coulisses de sang, j'en faisais des cauchemars. Je l'avais vécu à quelques reprises dans de longues courses. Or, le comble de la souffrance était le frottement du chandail sur les mamelons. Juste à l'écrire, j'en ai des frissons.

En plus de mes six orteils pansés, j'ai donc porté une attention importante à mes mamelons dans ma préparation. Je ne peux pas écrire le nombre de bandages que j'ai appliqué tellement j'en ai honte.

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Après une analyse de la situation, j'ai détaché les ganses et retiré mon sac de course. À travers les collations en gel, la serviette prévue pour ma transpiration excessive, mon téléphone intelligent, les gourdes d'eau, il y avait quelques pansements. J'en ai pris trois et je les ai placés de façon à protéger l'orteil magané.

Au même moment, une coureuse est passée devant moi. Sûrement début trentaine. J'étais assez convaincu qu'elle en était aussi à réaliser son premier marathon. Elle s'est retournée vers moi, avec un sourire de compassion.

- Il ne faut pas lâcher.

C'était un encouragement, j'en avais besoin. Cependant, il aurait fallu qu'elle vienne me donner la main pour m'aider à me relever comme un enfant et qu'elle s'assure que je reparte.

Gentleman que je peux parfois être, je lui ai répondu avant qu'elle ne disparaisse de mon champ de vision.

- Toi aussi, ne lâche pas.

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J'ai fait attention pour ne pas déplacer les pansements quand j'ai remis mon bas et le soulier. Je me suis relevé difficilement. *Ouch!* Pour savoir où j'en étais, j'ai exécuté quelques pas dans l'herbe. Ouch! Fuck! Fuck! Fuck!Pendant quelques secondes, j'ai vraiment pensé que les pansements ôteraient toute douleur. Con, je suis.

Le doute était définitivement installé dans ma tête. J'étais pris avec moi-même. La pire chose qui pouvait survenir. J'observais les coureurs me dépasser, leur visage empli d'une confiance à toute épreuve. Je les jalousais. J'étais dans un questionnement existentiel.

Est-ce que je veux courir avec un orteil en décomposition pendant au moins 40 minutes de plus?

Est-ce que je veux courir comme Terry Fox pour les huit derniers kilomètres dans la course?

Est-ce que je veux courir tout court?

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Kilomètre 34.

C'était l'heure de prendre la décision qui pourrait peut-être influencer le cours de ma journée ou même, de mon histoire.

Debout, entre les berges du Saint-Laurent et la route 132, j'ai murmuré du Plastic Bertrand.

Qu'est-ce que j'fais?
Je m'arrête ou j'continue

Entre la vie et la mort: le parcours d'un inconnuWhere stories live. Discover now