CHAPITRE V

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Je claque la porte derrière moi et me précipite dans les escaliers, dans l'espoir qu'il ne me rattrape pas. Je m'effondre dès les premières marches, le choc faisant écho à la tempête qui fait rage en moi. Je pensais que l'expression avoir mal au cœur n'en était qu'une, mais la douleur brutale que je ressens à cet instant, témoigne le contraire. Elle me submerge tout entière. Je maintiens fortement ma poitrine, dans l'espoir que mon cœur continu de battre.

Une lumière s'allume dans le couloir, et une silhouette apparaît dans l'encadrement de porte. Le voisin me dévisage, son expression mélangeant curiosité et inquiétude. Suis-je pitoyable à ce point ? Il s'approche lentement, ses yeux scrutant mon visage et sans un mot, me tend une main secourable. Je m'accroche désespérément à sa main, à ce geste de compassion, dans un monde qui me semble soudain si froid et indifférent. Une fois sur mes pieds, il recule légèrement la tête.

— Allez, relevez-vous et prenez soin de vous, Mademoiselle.

Il hésite sur la marche à suivre. Je lui adresse un faible sourire de gratitude, bien que mes lèvres tremblent encore, sous le poids des émotions. Je ne peux pas rester ici plus longtemps, il faut que je parte, et vite. Je dois m'éloigner d'ici, de cet appartement, de lui.

Alors que je marche sans but, chaque coin de rue, chaque place, chaque restaurant, me ramènent à des moments partagés avec Alec. C'est si dur. Je me rappelle avec une netteté presque douloureuse, la première fois où nos lèvres se sont rencontrées. C'était un soir d'été, après une compétition de boxe, nous nous étions posés sur les hauteurs de San Francisco, là où toute la ville est à nos pieds. Le soleil alors chaud et doré, encore brûlant de fin de journée, embrassait nos peaux, alors que nous attendions patiemment qu'il se couche. Le vent soufflait doucement dans nos cheveux. Dans ses beaux cheveux bouclés. Et c'est là, dans ce moment de beauté éphémère, que nos regards se sont croisés, nos cœurs battant à l'unisson. Je me souviens encore de la sensation de ses lèvres tout contre les miennes. Le temps semblait n'appartenir qu'à nous.

Inconsciemment, mes pas m'amènent devant le salon de tatouage, où il y a encore un an, il gravait sur sa peau « amore», comme il avait l'habitude de m'appeler. C'était fou direz-vous. Il a beau paraître virile et être couvert de tatouages, je me souviens encore de son visage tiraillé, cédant à la douleur de l'aiguille, qui imprimait mon nom sous ses côtes. Il m'avait promis que nous appartiendrions l'un à l'autre pour l'éternité, que rien ni personne ne pourrait jamais briser le lien qui nous unissait. À l'époque, je croyais en chaque syllabe, en chaque promesse qu'il faisait. Pour moi, nous deux, c'était une certitude, un point fixe dans un monde en constante évolution. Mais maintenant que je me retrouve seule dans les rues, ces paroles sont vides de sens. La promesse d'éternité qu'il m'avait faite, semble maintenant n'être qu'une cruelle ironie, une illusion brisée par la réalité impitoyable de ses tromperies.

Au bout d'une heure à errer sous les lumières de San Francisco, je décide de m'arrêter près de Baker Beach. Je retire lentement mes baskets mal enfilées, et marche pieds nus, le long de la plage, déserte à cette heure tardive. Je sens le froid mordant de janvier me pénétrer jusqu'aux os. Le vent fait frissonner chaque fibre de mon être et fige les larmes salées qui ruissellent sur mes joues. Avec une détermination absolue, je m'avance dans l'eau, pourtant consciente de sa température glaçante. Ma démarche est assurée, mais quand mes pieds entrent en contact avec elle, je suis comme paralysée. La sensation est presque douloureuse. Chaque vague qui s'écrase sur moi, à hauteur de mes mollets, semble injecter une nouvelle vague de froid dans mon corps, déjà tout engourdi.

Alors que je me tiens là, dans l'eau glacée, je revois encore le visage d'Alec dans ma tête, complètement déchiré et anéanti. Je me déteste de ressentir toute la peine qu'il a pu éprouver quand je suis partie. Je me déteste d'avoir autant d'empathie pour lui, alors qu'il vient de me détruire complètement. Je revois dans ses yeux la reconnaissance de ce qu'il a fait, la conscience d'avoir franchi une limite qu'il n'aurait jamais dû dépasser. Je sais qu'il sait. Il a compris que cette fois, c'était la fois de trop. Chaque partie de mon être, crie de revenir en arrière, mais je ne peux pas. Je ne dois pas. Il a transformé notre idylle en cauchemar, alors même que je commençais à lui refaire confiance. Je lui en voudrais toute ma vie de me contraindre à assener le coup de grâce. Il me force à mettre fin à tout ça, à devenir la personne qui mettra un point final à notre histoire, et ça me bouffe de l'intérieur.

Et si demainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant