Chapitre 14 :

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Rose la fuyait comme la peste, Ariette ne l'apercevait qu'une fois de temps en temps, quand elle lui apportait ses repas ou qu'elle lui lisait les courriers de la reine. Personne d'autre ne lui écrivait. Elle prenait de ses nouvelles, et la plupart du temps, monologuait sur sa vie et celle probable de sa correspondante. Elle n'attendait pas réellement de réponse, elle n'était pas de ce style. La jeune fille ignorait comment s'en accommoder, elle se contentait de la remercier pour ses attentions et demander davantage d'informations sur sa future visite. Irnivra évitait le sujet, admettait simplement qu'on leur laisserait le temps nécessaire pour former une véritable relation avant qu'on vienne les envahir avec les émotions de la cour et de son souverain.

Souvent, elle se plaignait de son mari. Ariette n'y répondait jamais, craignant tomber dans un piège sournois. Et puis, ce n'était pas son affaire. C'était avec le monarque que le démon avait pactisé. Comment devait-elle y réagir ? Qu'elle n'avait qu'une haine atroce envers ce dernier et que les geignements d'Irnivra ne l'attendrissaient pas le moins du monde ? C'est vrai que de cette façon, elle serait on ne peut plus sincère dans ce qu'elle transmettait. Pourtant, elle n'oubliait pas qu'elle correspondait avec la reine du pays. Le moindre faux pas pourrait plonger ces terres dans des ennuis diplomatiques. Souvent, Irnivra se lamentait que son mari la haïssait et qu'elle donnerait tout pour vivre près de la forêt de pin des Enfers. La Comtesse aurait quant à elle tout échanger pour cohabiter avec des hommes, près de la moralité de l'église et loin de la sauvagerie.

Son seul rapport avec le village était de commander des sucreries au miel que la boulangère excellait à faire. Elle ne voulait plus y aller pour qu'on lui rappelle son potentiel rôle de canalisateur du Darmüs. Ils devaient mûrir et comprendre qu'elle ne possédait pas le moindre contrôle sur lui. Et puis, il ne s'était pas posé devant elle depuis longtemps.

Elle le voyait si peu que parfois elle se demandait pourquoi il s'était décidé à s'unir à elle. Et si ... et s'il s'était marié avec elle pour fuir le pacte du roi Edgar ? Et qu'il avait convenu d'une autre raison pour se faire ? Mais, oui. Peut-être. Cela n'expliquait pas tout, loin de là, ça restait tout de même une possibilité.

Le démon n'aimait pas le roi, Ariette l'avait bien compris, néanmoins, cela allait-il au-delà d'une indifférence et d'un non-amour ? Si ça allait au-delà, cela n'avait pas de sens, jamais ils n'auraient pactisé ensemble. Surtout jusqu'à intégrer sa propre fille là-dedans. Personne ne méritait ce sort, encore moins une pauvre enfant malade de la même façon qu'elle. On devait veiller constamment sur elle.

Puis, même Rose lui semblait un choix bien saugrenu pour la situation. Elle devenait comtesse, il lui aurait fallu une dizaine de servantes, au bas mot ! Surtout s'ils accueilleraient la cour royale bientôt. Cela voulait dire que Rose se destinait à un funeste destin. On lui avait bien dit au village qu'on mourrait de démence par ici.

Pour le moment, Ariette se sentait saine d'esprit, cela ne durerait pas. Sous le calme apparent qu'elle tentait d'afficher à chaque instant se tapissait l'épaisse folie du château qui la dévorerait lentement. La jeune fille ressentait que ses crocs s'étaient déjà posés contre la gorge de Rose. Peu à peu, la servante changeait. Ou alors, le délire l'avait mangé toute entière, elle ne s'en rendait pas compte, mais c'était elle la malade, et Rose qui se portait merveilleusement bien.

Quand elle avouait que le minou n'était qu'un envoyé du démon, elle avait peut-être raison. Elle avait toujours souhaité sa protection, avant même de penser à son propre sort misérable. La servante avait souvent fait passer ses intérêts avant les siens. Elle devrait sûrement l'écouter plus. Ariette se tourna vers le chat profondément endormi sur ses jambes.

Depuis quelque temps, l'animal s'amusait à lui apporter des souris, des rongeurs de toute sorte chaque matin. Ariette l'entendait murmurer contre son oreille. Chaque fois, elle voulait dévorer la proie si gentiment offerte par son nouvel ami à fourrure. C'était terriblement immoral. Elle imaginait le jus sucré couler le long de sa gorge, la chair crue dans sa bouche et elle s'imaginait la mastiquer en profiter de chaque fragment du présent de la boule de poil.

Parfois, elle perdait le fil de ses pensées, en imaginant même que c'était peut-être le chat qui pensait à sa place. Comme si peu à peu, il prenait racine dans son propre cœur et qu'il souhaitait dicter un comportement bestial en elle. Elle s'en effrayait, évidemment, mais que pouvait-elle faire ? D'un autre côté, le chat faisait fuir les cauchemars et les monstres qui rôdaient dans le château. Il veillait sur elle sans faillir. Pas un seul moment, elle ne se sentait en danger en sa compagnie. Il la protégeait si vaillamment qu'à certains instants, la jeune femme oubliait qu'il était un animal sauvage.

À d'autres épouvantables heures, Ariette aurait voulu le jeter par-dessus la muraille, lui, et Rose pour demeurer seule avec ses pensées qui se brisaient chaque jour un peu plus. Non. Elle ne ferait pas ça. Rose était son amie la plus fidèle dans les émotions les plus terribles qu'elle ressentait désormais. Elle était la seule au château qui vivait quelque chose de similaire.

Elles devraient prier, longuement. Oui. Saint-Thomas sur son hippogriffe sacré viendrait à leur secours. Il changerait la couleur des pierres en un blanc immaculé. Il vaincrait la mer de brume et alors, un lourd matin de printemps tomberait partout sur elles. Non pas le froid de l'automne qui assassine les arbres peu à peu. Un beau printemps qui promet de la nourriture fraîche et des températures agréables.

Oh, les fruits de la reine. Ariette aurait tué pour retrouver ce goût dans sa gorge et sombrer au creux de son estomac. Elle se souvenait du sucré, mais aussi, du goût bizarre, étrange et incongru de la magie dans le fruit. Elle avait dévoré un fragment de magie. Elle ignorait comment elle pouvait le savoir. Elle ressentait la même essence tombée tout près de lui quand le Darmüs s'approchait des murailles. Elle le savait, tout comme on sait comment respirer. C'était instinctif, ça repose au creux de son crâne. Irnivra lui a offert un présent empoisonné. On l'a laissé faire. Le Darmüs l'a laissé faire. Des milliers de questions se bousculent cruellement dans sa tête. Jamais un démon n'aurait laissé à sa proie un peu de pouvoir, quel qu'il soit. Et puis, il ne la surveille pas sans cesse, comme un loup guette le bétail. Celui-là même qui est en danger derrière des barrières, qui se pense en sûreté, mais ... qui se fera dévoré au moindre bond de la meute.

La jeune fille devrait prier, supplier toutes les entités magiques et puissantes de ce monde. Quelque chose ne tourne pas rond. Quelque chose ne fonctionne pas comme il le devrait. Quelque chose titille son humanité de la pire des façons, elle déteste ce sentiment.  

Coeur d'Or (Seconde Version)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant