78. Les Yeux dans les yeux

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Léon n'avait pas encore déménagé. Aussi fut-ce dans son studio que les deux jeunes gens se retrouvèrent pour une discussion qui allait s'avérer cruciale.

Mélodie lui avait téléphoné qu'elle avait pris sa décision. Mais elle souhaitait lui en faire part de vive voix.

Ayant développé des dons culinaires depuis qu'il avait quitté ses parents, Léon avait préparé un repas aux chandelles. Ils commencèrent par manger en parlant de tout et de rien. Puis vint le moment où la table fut débarrassée et où il n'y eut plus le moindre prétexte pour éluder la conversation :

— T'as donc quelque chose à me dire, se lança-t-il.

— Oui. Je veux bien vivre avec toi.

Léon blêmit, porta les mains à sa bouche, se leva, tituba, tomba à genoux et balbutia :

— Oh merci merci Mélodie ma déesse je suis le plus heureux des hommes, jamais j'aurais imaginé qu'on me fasse un tel honneur... Jusqu'à ce que je te rencontre, ma vie était totalement dénuée de sens. À présent, je sais pourquoi je suis né... Je dirai même plus, j'ai l'impression d'assister ce soir à ma propre naissance !

Il se leva et s'apprêtait à l'embrasser mais elle le stoppa dans son élan et l'invita à se rasseoir.

— Léon, t'es éloquent, je peux pas te l'enlever. Mais il est temps que tu me laisses tenir un langage de raison. Tout d'abord, je tiens à payer la moitié du loyer. Je ne veux rien te devoir, t'es pas là pour m'entretenir.

— Mais...

— Tais-toi. Ensuite, tu ne touches pas à une seule mèche de mes cheveux.

— ...

Léon semblait abasourdi. Comme s'il était tombé d'une hauteur vertigineuse après avoir été propulsé vers le ciel avec l'espoir légitime de pouvoir rester en apesanteur au milieu des nuages.

« J'essaie de comprendre, finit-il par déclarer après s'être recomposé un visage serein. T'es asexuelle ?

— Tu ramasses tout de suite ton sac à étiquettes ou je me fâche. Il s'agit pas de ça.

— Mais tu veux que nous cohabitions sans contacts physiques.

— Les bisous sur la joue sont autorisés.

— T'as conscience de la torture que tu vas m'infliger ?

— C'est ça ou rien. J'ai failli être violée deux fois à Summer et je veux être sûre et certaine que t'es capable de te tenir. Tu n'as cessé de me certifier que j'étais exceptionnelle. Je suis donc légitime à te demander d'être exceptionnel toi aussi.

Léon était estomaqué.

— Mon Dieu, Mélodie, pardonne-moi, je ne savais pas...

— Tu n'y es pour rien. Les filles qui se sont fait agresser ne le clament pas forcément sur tous les toits. Alors ? Que décides-tu ?

— C'est oui. Je ne te toucherai que si tu me le demandes explicitement.

— Fort bien. Je te crois. Ne me trahis pas.

— Et on se marie quand ?

— Quand j'en aurai pris la décision.

Il y eut une nouvelle explication avec Clarisse Melville. Elle demanda à sa fille d'y réfléchir à deux fois avant de s'engager avec un garçon qu'elle côtoyait seulement depuis quelques jours :

— Je te donne pas deux mois pour revenir ici les joues baignées de larmes amères. Ma fille, pardonne ma franchise, mais t'es rien du tout pour ce mec, juste un trou. Une fois qu'il se sera lassé de ton corps, il te jettera comme on se débarrasse d'un jouet usé. Et ne compte pas sur lui pour assumer si tu tombes enceinte. Un mec de vingt ans est incapable de vivre en couple.

Mélodie supposa que sa mère lui racontait sa propre histoire et préféra ne pas poursuivre la joute. Les jours suivants, elle prépara ses affaires tout en continuant à travailler à la bouquinerie (elle n'avait eu aucune difficulté à transformer son quart-temps en mi-temps) et en suivant autant de cours que possible. La musicologie lui plaisait infiniment même si elle peinait, pour le moment, à imaginer vers quel métier exactement ces études la mèneraient.

L'emménagement eut lieu quinze jours plus tard. Le deux pièces se trouvait à proximité du métro. La pièce de vie-chambre à coucher était pourvue d'une mezzanine où Léon installa son bureau. Mélodie avait besoin d'un espace à elle et se réserva l'autre pièce. Le loyer n'était pas excessif et cet appartement présentait l'insigne avantage d'être pourvu d'une toute petite cuisine indépendante. Il leur fut possible d'y installer une table minuscule autour de laquelle ils prirent très vite plaisir à prendre leurs repas et à converser jusqu'au bout de la nuit.

Léon manifestait de grandes compétences de cuisinier. Il n'était pas le dernier à faire le ménage et, quand il lui fallait préparer un examen, se révélait capable de bûcher toute la nuit et de composer le jour suivant pendant plusieurs heures sans le moindre coup de pompe. « Tu me donnes une énergie surnaturelle », ne cessait-il de répéter à sa bien-aimée. Il ne parlait plus du tout de son rêve d'intégrer la fac de F***.

Il écoutait Mélodie avec une telle attention qu'elle devint bavarde alors qu'elle ne s'était jamais caractérisée par une langue bien pendue ; elle était plutôt du genre à rester en retrait tout en gardant les oreilles grandes ouvertes. Elle relata à Léon ses aventures à Summer sans rien omettre des épreuves par lesquelles elle était passée. Il lui manifesta une telle compassion et une telle sollicitude qu'elle eut réellement l'impression qu'on lui posait enfin des compresses sur des plaies qui, jusqu'alors, avaient été à vif. Léon, de son côté, n'éprouvait pas spécialement le désir de raconter son existence :

— Mon existence, c'est toi, répétait-il. Et je veux faire de toi l'héroïne de tous mes romans. Quand tu n'es pas là, j'ai constamment besoin d'écrire car il me faut constamment te mettre en scène. Si je n'avais pas l'écriture, je deviendrais fou de devoir me passer de ta présence.

Il lui écrivait un poème d'amour par jour où, Mélodie s'en apercevait bien, il ne lui cachait rien de l'attirance physique qu'elle exerçait sur lui. Avait-elle raison de le tenir à distance ? Il aurait certainement été comblé si elle avait consenti à franchir le pas. Il rédigeait par ailleurs un roman dans lequel il arrivait à Mélodie de picorer de temps à autre et où elle retrouvait un nombre incroyable de descriptions d'elle. Léon semblait la connaître par cœur : ses tics de langage, sa façon de se déplacer, de s'habiller, elle en était presque gênée qu'il l'observât avec une telle passion. Tel le géant Argos, il semblait pourvu d'une multiplicité d'yeux et Mélodie se demandait parfois s'il lui était possible d'avoir une pensée ou un geste qui échappât à la vigilance de ce garçon par ailleurs adorable.

— Mais parle-moi de toi, lui demandait-elle quelquefois.

— Rappelle-toi que je suis trop jeune pour ça. Je suis né quand tu as consenti à vivre avec moi...


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