Chapitre 8

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Je commence ma lente ascension vers les crêtes quand un hennissement rompt le silence minéral de la montagne, jusque-là à peine entrecoupé des craquements et vrombissements menus des insectes. Je stoppe net et je guette partout une ombre blanche, mais entre les rideaux d'acacias et les élévations rocheuses, je ne l'aperçois pas. Je reprends ma berceuse pour appeler la jument, et bientôt un nouvel hennissement retentit. Je me dirige vers la provenance du hennissement, attentive au moindre roulement de caillou sous mes pieds, au moindre froissement végétal trop brusque. Et ma patience est récompensée car je la trouve dans une clairière à demi-refermée par un croise son regard qui m'interroge. Lentement, ma main se rapproche de son encolure et je la caresse légèrement. Elle tremble, mais ne s'enfuit pas. Je m'enhardis et caresse son toupet, son chanfrein, son bout de nez. Sa nuque ploie, à peine, et soudain elle me repousse d'un petit coup de tête, inquiète, avant de faire un pas en arrière et de m'observer sur le côté, tête tendue vers le ciel.

- Je ne te ferai aucun mal, Amira , princesse de la lune, approche, lui dis-je en tendant à nouveau ma paume vers elle.

Je reprends mon chantonnement, et après quelques instants elle secoue la tête, se rapproche à nouveau, et me laisse la caresser.

- C'est bien, tu es un bon cheval, dis-je en lui flattant l'encolure.

Peu à peu, mes doigts glissent le long de son dos, de ses flancs, une de mes mains reste sur sa croupe, l'autre redescend le long de son postérieur gauche dont elle peine à poser le sabot au sol. Je ne sens ni blessure ni renflement jusqu'au moment où je palpe le boulet, et où elle plie brusquement la jambe et s'écarte, à nouveau sur ses grades. Je recommence à l'encourager, elle revient vers moi et je la cajole encore et encore pour qu'elle plie le genou et me laisse saisir son paturon pour soulever son sabot. Après quelques tentatives, elle accepte de reposer son paturon dans ma paume. Elle n'a jamais dû être ferrée je crois. J'aperçois alors un caillou tranchant planté dans sa sole, au cœur de la fourchette. En douceur, j'arrive à l'arracher. De surprise, la jument donne une petite ruade et je lâche son sabot. Elle s'échappe et effectue quelques foulées au petit galop, en cercle, puis revient au pas, étonnée de pouvoir marcher sans boiter. Elle revient souffler dans mon cou et je la flatte longuement, heureuse d'avoir pu la soulager. Puis elle s'écarte à nouveau, trottine vers les arbres, se retourne vers moi comme pour m'inviter à la suivre. Elle avance, puis m'attend, jusqu'à ce que nous quittions la zone d'arbres et de rochers qui semblent être son territoire. Là, elle se positionne derrière moi et me pousse dans le dos pour que j'avance. Après avoir dépassé une barrière de tamaris, je me retrouve à l'abord d'un désert de sable et de petits rochers. Quand je l'encourage à poursuivre la route avec moi, elle encense de la tête, recule. Et soudain, elle se cabre comme pour me faire ses adieux et repart au trot vers son territoire. Le cœur serré, je la regarde s'éloigner jusqu'à ce qu'elle disparaisse de ma vue. Je pousse un long soupir et me demande pourquoi elle m'a guidé jusqu'ici, puis abandonnée. Je me retourne vers le panorama qui s'offre à moi et je pousse un cri de surprise : au loin dans le désert se profilent des traces d'habitation humaine : c'est sûrement la vallée des monastères !

Je me souviens de ce que mon oncle Maroun, le mari de tante Wadiha, me racontait sur les monastères coptes de cette vallée. Des milliers de chrétiens, qui fuyaient les persécutions des romains aux IIIe et IVe siècles, sont venus se réfugier ici. Dans le Wadi el Natroun qui a vu passer Marie, Joseph et l'enfant Jésus fuyant les soldats du roi Hérode, avant de continuer leur chemin vers le Caire. Cette vallée est devenue le berceau du christianisme monastique, et dans les grottes qui dominaient le désert, ces exilés survécurent en se nourrissant des maigres ressources des quelques oasis avoisinantes. Ensuite, ils bâtirent des monastères pour pratiquer leur foi en sécurité. Des invasions des différents envahisseurs à la grande Peste du XIVe siècle, les monastères résistèrent tant bien que mal. Il en reste seulement quatre en activité aujourd'hui et près de 200 moines y vivent encore, venus dans le désert à l'exemple des ermites de l'ancien testament pour méditer et prier. D'est en ouest, ce sont Saint-Macaire (Abou Maqar), Saint-Bishoy, le monastère des Syriens (Deir-el-Suryan) et le monastère des Romains (Deir-el-Baramus). Ils se situent à quelques kilomètres les uns des autres mais chacun de ces monastères vit de manière auto-suffisante, caché derrière de hauts murs de fortification qui, au Moyen-âge, les protégeaient des attaques de Bédouins.

Je traverse les sables ocre entrecoupés de rochers qui me séparent du monastère le plus proche. Puis je me rapproche d'une sorte de petit village en hauteur, où je distingue peu à peu des jardins et des édifices en briques crues. J'emprunte des rues étroites qui me mènent bientôt à l'entrée du monastère, où règne un silence suffoquant. J'hésite un instant à m'avancer dans la cour déserte, plantée de palmiers. Pourquoi n'y a-t-il aucun signe d'activité ? Pourtant de mémoire, quand ils ne sont pas pris dans les activités purement religieuses, les moines travaillent manuellement pour tresser des nattes et paniers, presser l'huile d'olive, cultiver les potagers ou autres tâches ? Ils sont peut-être tous en train de prier et je tombe mal. Je dois pourtant trouver quelqu'un qui puisse m'aider !

Je m'avance plus loin dans la cour. Je repère cinq chapelles. Un de ces bâtiments attire particulièrement mon regard et je me dirige vers lui. Je suis saisie par la beauté simple de son architecture, les arches et dômes ronds de hauteur humble et d'une grande douceur, de la même couleur que le sable du désert. Je pénètre par une porte en bois, ouverte, dans une pénombre traversée de pinceaux de lumière offerts par les petites ouvertures dans les murs et les dômes. J'admire les murs et les plafonds ronds décorés de fresques religieuses. Sans être croyante, je suis pourtant bouleversée par la puissante spiritualité qui émane de ce lieu...

Puis j'aperçois sur le côté de l'entrée une paire de sandales masculines, couvertes de poussière. Par respect pour ce qui semble être une pratique locale, je retire mes baskets, et j'avance doucement vers le fond de l'église, le chœur. Et c'est là que j'aperçois, au pied d'un grand autel de pierre, une forme noire allongée au sol. C'est sûrement le moine auquel appartiennent les sandales, et qui est prosterné contre le sol froid à la manière des premiers chrétiens. Je ne peux m'empêcher de penser que cette position de prière ressemble beaucoup à celle des musulmans. Je n'ose pas le déranger et je reste debout, à quelques mètres de lui, à attendre qu'il se relève. C'est alors qu'un sonore et ignoble gargouillis émane de mon estomac vide, rompant la quiétude de l'église et faisant sursauter le pauvre moine prosterné. Je ne sais plus où me mettre tellement j'ai honte !

- Ex... Excusez-moi, abouna , je ne voulais pas vous déranger

Le moine se déplie, se relève, se signe devant la grande croix copte et les icônes dressée sur l'autel avant de se retourner lentement vers moi. Dans sa longue robe noire, et avec son épaisse barbe noire, dans cette pénombre seuls ses yeux verts et enfiévrés ont de l'éclat sous la broussaille de ses sourcils :

- Pendant le Carême, les visites de Saint Bishoy sont interdites. Vous n'avez pas vu le panneau à l'entrée ?

- Mais mon père, abouna , j'ai eu un accident de scooter, j'ai beaucoup marché, j'ai pas dormi, j'ai découvert une grotte peinte avec plein de dieux égyptiens et de hiéroglyphes, sûrement très ancienne, il y a des vieux rouleaux manuscrits aussi et je dois prévenir mon université et j'ai cassé mon téléphone !

A ces mots, le moine se raidit, fait volte-face et me transperce de son étrange regard vert pailleté d'or :

- Vous n'en avez parlé à personne ?

Je secoue la tête et un deuxième gargouillis retentit tandis que je vacille sur mes jambes. Le moine vient alors vers moi et avec une répugnance manifeste m'attrape par le coude et me soutient pour me faire avancer :

- Je suis frère Zacharias. Je vous emmène au réfectoire où vous pourrez manger quelque chose. Les téléphones ne passent pas ici. C'est à moi et moi seul que vous expliquerez ce que vous avez découvert.

Je me laisse entraîner, trop faible pour réfléchir. Et pour chasser la vision de l'œil menaçant du cobra se superposant à celui du frère Zacharias...


Chevaux de légende Tome 2 :Amira, Princesse d' ÉgypteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant