Ce soir-là, après le dîner, je me réfugiai dans une des chambres, emportant un crayon que j'avais déniché au fond d'un tiroir. Sous la fenêtre de la chambre à l'est se trouvait une banquette avec un misérable coussin. Ça me suffisait.
Je m'y lovai, enveloppé dans une couverture. Un courant d'air s'immisçait par la vitre à côté de moi mais je tins bon. J'ouvris le journal de ma mère à une page blanche.
A la maison, enfermée toute la journée au labo, je m'étais souvent demandé à quoi ressemblait le monde, ce que ce serait de le dessiner. Observer un paysage de mes propres yeux me semblait mieux que de chercher l'inspiration sur une page de magazine. Je pressentais que chaque endroit possédait une atmosphère, une énergie particulière. Que la nature respirait. Que les arbres murmuraient
Souvent, je fantasmais sur le fait de quitter un jour ma petite ville, mais ces rêves éveillés s'interrompaient en général brutalement ; la réalité me rattrapait, Ash me rattrapait. Ce ne serait pas pareil sans lui. En dehors de la ferme, j'aurais eu le sentiment qu'il me manquait quelque chose. Comme si les murs du labo recelaient des morceaux de moi-même, reliés à Ash et aux autres.
Maintenant que le monde entier s'offrait à moi, j'avais envie de l'immortaliser, de le coucher sur papier. J'avais dans l'idée de croquer les magnifiques décors du Michigan, mais à peine avais-je commencé que je compris que ma main en avait décidé autrement. Mes coups de crayon tracèrent les contours de ma mère. Je n'avais qu'une photo d'elle, que j'avais dérobée à mon père, mais je l'avais recyclée dans bon nombre de dessins.
Sur la photo, elle avait assise près d'un lac, sur une couverture. Elle avait une écharpe violette autour du cou et les cheveux attachés.
J'avais tellement étudié cette photo que je la connaissais pour coeur, jusqu'à l'angle d'inclinaison des feuilles accrochées aux arbres et des ombres au sol. Dans l'un de mes dessins préférés, j'avais reproduit la photo puis m'étais ajoutée à côté d'elle.
Je n'avais pas pensé à emporter ce dessin avec moi. Je le regrettais.
Cette fois-ci, je la représentai dans le champ derrière la ferme. Le vent rabattait les herbes et jouait avec ses cheveux bruns tandis qu'elle s'éloignait en courant. Qu'elle m'abandonnait.
Pourquoi était-elle partie ?
-Anna ?
La voix d'Ash me fit sursauter. Je ne l'avais même pas entendu arriver. Parfois, plongée dans mes croquis, je me coupais du monde.
-Hé, dis-je en ramenant mes jambes sous moi. Qu'est-ce qu'il y a ?
Pendant que je griffonnais, le soleil s'était couché, et les arbres au-delà du chalet avaient pris des nuances grisées. La température avait chuté, et mes doigts étaient engourdis par le froid s'insinuant à travers la fenêtre
Ash s'assit de l'autre côté de la banquette, face à la pièce ses mains agrippèrent le rebord du banc il ne dit rien, mais je pensais savoir pourquoi il était là.
-Je suis désolée d'avoir crié sur Calum, ce matin, commençai-je. Je n'en avais pas l'intention...
-Je ne suis pas venu pour parler de Calum...
Je passai mon pouce sur la gomme de mon crayon.
-Alors pourquoi ?
-Tu connais les noms des médicaments que ton père nous administrait ? Le détail des traitements ? La posologie ?
-Je n'avais pas accès à ces informations, répondis-je en secouant la tête. J'étais cantonnée à la récolte de données. Pourquoi ?
-C'est rien. Simplement un truc que je voulais te demander.
Il se leva. Lâchant le journal de ma mère, je me précipitais vers la porte et l'empêchai de sortir.
-Ash, dis-moi. S'il te plaît.
Je l'observai. Je vis les cernes sous ses yeux, la pellicule de sueur sur son front.
-Tu es en état de manque, c'est ça ?
Je tendis la main vers lui, peut-être avait-il de la fièvre, pensai-je pour justifier mon geste. Mais la vérité, c'était que j'avais simplement envie de la toucher. Parce que je le pouvais. Il eut un mouvement de recul et j'interrompis mon geste. Ce n'était pas une bonne idée.
-Et les autres ? demandai-je en baissant le bras.
-Des maux de tête. Quelques flash-back mineurs. Je crois que ce n'est pas aussi douloureux pour eux que pour moi. Pas encore, du moins.
-Ce sont des souvenirs importants ? Sur l'Agence ? Sur ce qui s'est passé avant le labo ?
-Non. Pas du tout.
Alors, sur quoi ? avais-je envie de demander. Mais la remarque que Calum avait tout à l'heure, comme quoi je n'avais pas droit à ces informations, me retint de poser la question. Ça ne me regardait pas. S'ils avaient envie que je le sache, ils me le diraient en temps voulu.
-Si tes symptômes sont plus sévères, cela peut vouloir dire plusieurs choses, dis-je en croisant les bras. Soit ton traitement était différent, soit les doses étaient différentes. Ou alors tu es sous traitement depuis plus longtemps.
Il hocha la tête.
-Si je savais en quoi consistait le traitement, cela m'aiderait. Je ne pense pas que les mutations visaient à améliorer nos performances ou notre état physique. On se testait tous les jours. Quelles que soient nos capacités, on les avait déjà en arrivant et elles n'ont pas évolué.
Un fracas résonne dans la cuisine. L'instant d'après, Mike lança :
-Je vais bien ! Tout va bien !
-Tu penses que les altérations ont été faites une bonne fois pour toutes ? précisai-je. Donc, les traitements avaient un autre but.
Il avait dit à peu près la même chose quelques jours auparavant : « Ce n'est pas en l'enfermant dans un sous-sol pendant cinq ans qu'on crée un parfait soldat. »
Quelque chose d'autre tomba au rez-de-chaussée.
-C'est quoi ce bordel ? s'écria Calum.
Ashton s'avança sur le palier.
-Je vais aller voir ce qui se passe.
-Tu me diras si tu trouves autre chose ? Si les symptômes évoluent ?
-D'accord, répondit-il en descendant l'escalier.
Je me recroquevillai de nouveau sur la banquette, regrettant de ne pas avoir d'avantage exploré la ferme quand j'en avais eu l'occasion. Si je m'étais renseignée sur les traitements, j'aurais eu des précisions à leur fournir. J'aurais dû lire tous les dossiers, un par un.
Et peut-être qu'on n'en serait pas là.

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Amnesia
FanfictionDans le sous-sol d'une ferme à l'écart vivent quatre garçons génétiquement modifiés pour être plus forts, plus rapide, plus intelligents. Sans souvenirs de leur passé, ils portent d'étranges cicatrices en forme de lettres dont eux-mêmes ignorent le...