Chapitre 5 - Séléné

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Il est toujours très étrange d'assister à un enterrement lorsque le ciel est d'un bleu éblouissant et que le soleil rayonne sur les montagnes rendant leur blancheur aveuglante. On voudrait qu'il pleuve, que les nuages soient bas et s'accordent parfaitement à notre tristesse. Quand la Nature est radieuse un jour de funérailles, on a l'impression qu'elle nous fait une sorte de « pied de nez ». Sans doute sa façon à elle de nous rappeler que nous ne sommes pas le centre de l'univers, même si on a tendance à le croire parfois.


Mais le beau temps n'affecte pas Séléné qui n'a jamais ressenti le moindre amour pour sa grand-mère. La seule chose qui lui pose problème c'est sa robe en soie noire, car celle-ci est trop ajustée et l'empêche de marcher vite. Or, elle est en retard. Pas de beaucoup, certes, mais assez pour essuyer des reproches de la part de sa mère. Alors qu'elle arrive devant le cimetière, elle constate avec soulagement qu'elle n'est pas la dernière. Une foule compacte se presse devant l'entrée, prête à rendre un dernier hommage à Ismène Lou. Il faut dire que sa grand-mère, à défaut d'être une personne aimante, a été un pilier de cette communauté. C'est elle qui a permis le développement de la station des Menuires au milieu des années soixante, faisant ainsi tomber la manne touristique dans le giron des locaux. Ces derniers ont donc conservé à son égard une profonde reconnaissance, voire de l'adoration pour certains.


Séléné se faufile entre les tombes enneigées, évitant l'allée centrale noire de monde. À quelques mètres devant elle, elle aperçoit une silhouette familière. Un homme longiligne, aux cheveux noirs et hirsutes, lui tourne le dos. Comme s'il avait senti sa présence, il se retourne et son regard mordoré la percute de plein fouet.


Célian !


Son cœur manque un battement.


La jeune femme s'approche de son frère jumeau. Elle est tentée de le serrer dans ses bras. Cependant, à quelques centimètres de lui, elle a la sensation qu'une barrière invisible l'arrête. Elle constate avec amertume que rien n'a changé entre eux. Célian la repousse de tout son corps, sans même avoir besoin d'utiliser des mots.


— Salut, lâche-t-elle du bout des lèvres. Comment vas-tu ? Je suis contente de te revoir.


Célian passe la main sur son visage émacié avant de répondre, laconique :


— Salut... Je vais bien.


Il lui indique du menton l'emplacement de la tombe ouverte quelques pas plus loin, l'invitant ainsi à poursuivre leur chemin. Séléné le suit en silence. Comme toujours, elle est déconcertée par cette distance qui s'est installée entre eux un beau jour sans qu'elle en comprenne la cause. Ce fossé, elle n'a jamais réussi à le combler malgré ses innombrables tentatives de rapprochement.


Leur mère se tient debout face à la tombe. Séléné se place à ses côtés tandis que son frère demeure, à contrecœur, tout prêt d'elle. Le reste de la famille les entoure et la foule s'amasse derrière eux. La jeune femme chausse ses lunettes de soleil, ce qui lui permet d'observer discrètement les membres de sa famille qu'elle n'a pas vus depuis des années.


Son oncle Sélin a pris un peu d'embonpoint. Il paraît ému par la cérémonie... ou alors il joue très bien la comédie ! Celle qui n'est absolument pas crédible dans son rôle de belle-fille éplorée, c'est sa tante Parvani qui mord son mouchoir pour étouffer de faux sanglots. En observant sa tante, Séléné sent monter un fou rire qui menace de la submerger. Elle se concentre de nouveau sur le discours du prêtre pour retrouver un semblant de sérieux.


Elle regarde la terre gelée et se demande comment les fossoyeurs ont bien pu creuser un trou aussi profond. Peut-être utilisent-ils une machine particulière pour réchauffer le sol à l'endroit où ils comptent creuser la tombe ? Alors qu'elle s'apprête à poser la question à sa mère, le regard froid de celle-ci lui rappelle que ce n'est ni l'endroit ni le moment. Elle reporte donc son attention sur sa famille.


Sa cousine Luna, la petite sœur de Raka, est éblouissante dans sa tenue de deuil qui moule divinement ses courbes voluptueuses. En tout cas, cela semble être l'avis de tous les jeunes gens du village qui sont aux aguets derrière elle, prêts à lui sauter dessus pour la réconforter dès que l'occasion s'en présentera. Séléné sourit en observant sa jeune cousine dans son numéro de femme-enfant. Elle sait bien qu'elle ne fera qu'une bouchée du premier jeune homme qui lui tombera sous la dent, son appétit sensuel n'ayant aucune limite. De temps en temps, la jeune fille jette des coups d'œil furtifs à Célian, tout en rajustant des mèches de son chignon faussement négligé. Luna a toujours voulu ajouter son cousin à son tableau de chasse, mais celui-ci lui résiste et n'a pas l'air décidé à céder.


À gauche de Luna, Raka se tient très droite, dans un mélange de froideur et de nervosité. Le contraste entre les deux sœurs est saisissant. À côté des rondeurs féminines de Luna, Raka arbore un corps élancé et musclé, résultat de sa participation à de nombreux trails. Elle porte les cheveux très courts, à la garçonne. Et ses yeux en amande semblent envoyer des décharges électriques à ceux qui les fixent trop longtemps. D'ailleurs, elle lance un regard courroucé à Séléné comme si elle avait deviné que sa cousine l'observait derrière ses lunettes de soleil.


Séléné se détourne et se concentre sur la seule personne qui souffre véritablement de la mort d'Ismène : son grand-père Philémon. Il a beau savoir que le cercueil devant eux est lesté avec des pierres, il a l'air très affecté par la cérémonie et il s'appuie sur sa fille, comme si ses jambes peinaient à le soutenir. Séléné hésite à contourner sa mère pour aller réconforter son grand-père, mais elle a peur de créer un incident diplomatique si elle ne suit pas le protocole maternel à la lettre.


Malgré tout, la douleur du vieil homme la touche. Il est le seul membre de sa famille qui a cherché à la comprendre sans la juger et qui lui a offert un amour inconditionnel. Elle sent une vague de nostalgie la submerger et elle saisit, sans réfléchir, la main de son frère. Celle-ci est rugueuse et chaude. Son contact lui apporte le réconfort dont elle a besoin... Mais cette sensation agréable ne dure pas. Au bout de quelques minutes, Célian dégage sa main comme si celle de sa sœur le brûlait. Séléné, résignée, serre les dents et regarde le cercueil vide disparaître sous la terre lancée par les fossoyeurs.


Le Lac du Lou (dispo en livre numérique - Stories by Fyctia)Where stories live. Discover now