Chapitre 3

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Je n'ai jamais eu aussi peur de toute ma vie. Je voudrais tout annuler. Je suis incapable de passer devant un groupe d'adolescents sans angoisser parce que je crains qu'ils me jugent (autant qu'on m'a jugée, autant que je me juge). Je ne peux pas passer un après-midi entier en compagnie de cette fille. Nous nous connaissons à peine. Je suis terrorisée en imaginant que nous n'aurons aucun sujet de conversation ou qu'elle me trouvera inintéressante, ou que je dirai quelque chose qui l'embarrassera ou qui la vexera. Je ne veux plus rencontrer cette adolescente, ni discuter avec elle, ni apprendre à l'apprécier. J'ai trop d'angoisses. Je suis trop peureuse pour m'intégrer à ma propre existence. Je ne sais même plus pourquoi j'ai accepté.

On frappe deux coups délicats à la porte de la cuisine. Mon père est en train de dormir, encore très fatigué, et ma mère lit dans le salon. Elle me souhaite bon courage du bout des lèvres. Je quitte mon fauteuil en tremblant. Les paumes moites, j'ouvre la porte. Elle est bien là, radieuse, dans une robe fleurie, les mains nouées dans le dos. Elle esquisse aussitôt un large sourire que je m'efforce de lui rendre.

– Salut !

– Salut !

Anxieuse, j'ai du mal à la regarder dans les yeux.

– C'est gentil de ta part, de m'avoir proposé de me montrer le village.

– C'est normal ! On y va ?

Encore une fois, je hoche la tête. J'économise chaque syllabe, s'il y a un mot que je peux ne pas dire je le tais. J'ai trop peur de bégayer. Je lui ouvre le petit portail, qu'elle aurait presque pu enjamber, et ça la fait rire. Elle me remercie. Sa bienveillance évidente ne parvient pas à ébranler mes craintes. Par peur de l'agacer je reste silencieuse. Pour revenir au village, nous empruntons le chemin près du verger. Les arbres dont les cimes s'enlacent au-dessus de nous projettent des ombres de papier sur nos visages. Elle me demande :

– Comment tu t'appelles, d'ailleurs ?

Ses yeux très bleus m'intimident mais je parviens à ne pas détourner les miens en répondant :

– C'est vrai qu'on a oublié de se le dire hier soir. (je ris un peu, et le soulagement me gagne quand je l'entends s'en amuser elle aussi) Thalie. Et toi ?

– C'est joli. Moi, c'est Apolline.

Je suis heureuse de pouvoir mettre un prénom sur son visage. Ses sandales à talon claquent comme un métronome sur l'asphalte alors que nous continuons notre chemin. Nous quittons bientôt la fraîcheur des arbres pour gagner la route goudronnée, qui déjà se gondole sous la chaleur.

– Tu te plais, ici ?

– Plutôt. C'est tranquille. Enfin, je ne suis pas beaucoup sortie.

– Oui, un déménagement, ça doit fatiguer.

J'acquiesce. En rassemblant tout mon courage, j'ose lui demande depuis quand elle habite au village.

– Depuis que je suis toute petite ! Je le connais par cœur maintenant. Enfin, ajoute-t-elle, je n'habite pas Montjean même, mais dans le manoir au-dessus. On est un peu perdus dans les collines.

– On l'a aperçu en arrivant ! Il est joli.

– C'est une belle bâtisse, c'est vrai, concède-t-elle.

Nous arrivons sur le pont, lieu de notre première rencontre. Sous la lumière puissante du jour, il a une toute autre allure, peut-être moins mystérieuse. Je frissonne alors que le souvenir de ma crise d'angoisse me revient. Apolline me demande si tout va bien. J'acquiesce.

– Le lever de soleil était vraiment magnifique hier. Je suis désolée si je t'ai dérangée.

– Non ! m'écrié-je. Pas du tout. J'ai juste eu peur.

Fleuve roseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant