Chapitre 10

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[TW crise d'angoisse]



Cela fait une semaine entière que je suis arrivée en pleurs à la maison et que j'ai fait l'une de mes pires crises de panique. Elle a duré tout l'après-midi, et toute la journée qui a suivi. Maintenant je suis éreintée – et mes parents, qui ont essayé de m'aider, aussi. Je passe mes journées dans ma chambre à dormir, ou bien dehors, devant la maison, tout au bord de la Loire. Je me réveille tard le plus souvent, à cause de la fatigue et parce que je sais qu'Apolline vient chaque matin déposer une lettre. Je demande à ma mère qui va chercher le courrier de ne pas la prendre. Je ne mérite pas cette attention. Je ne mérite rien de sa part si je suis incapable de passer du temps avec elle. Si je suis incapable d'être une bonne amie.

Ma mère est venue me chercher pour que je déjeune avec elle. Elle ne met le couvert que pour deux, alors je demande où se trouve mon père.

– Il est très fatigué.

Je ne m'étonne pas de cette information : il n'a pas passé une excellente semaine lui non plus. Il n'est pas sorti de la maison, et à peine de sa chambre. J'ai peur que ça soit une rechute.

– Je lui apporterais à manger avant de partir, pour l'instant il dort.

Elle m'informe qu'elle retourne sur Paris pour gérer une affaire urgente avec sa patronne, et qu'elle ne rentre que le lendemain en fin d'après-midi.

– Est-ce que ça ira ? Je sais que tu ne te sens pas très bien en ce moment, et ton père non plus, mais je ne peux pas faire autrement.

Je hausse les épaules. Ça ne changera pas grand-chose au déroulement de nos journées.

– Ça ira. Ne t'en fais pas.

Elle me sourit. Je me lève pour la serrer dans mes bras.

– Je te ferai un gâteau quand tu rentreras, je convaincrai papa de cuisiner avec moi !

– C'est une bonne idée, soupire-t-elle.

À la fin du repas elle se prépare un café tandis que je fais la vaisselle. Nous entendons du bruit dans la chambre de mes parents, indiquant que mon père est réveillé. Je la laisse aller voir et finis de ranger la cuisine. Tout y est calme. La faïence luit doucement, la fenêtre filtre les pâles rayons du soleil. Il fait certainement chaud dehors, alors j'ouvre la porte. Le jardin semble respirer (pas moi). Le vent gonfle les feuillages et les roses. Le ciel épais pèse sur les cimes. C'est un temps d'orage à venir. J'enfouis mon visage dans mes mains. Me sentir bien me manque. Ça passera, ça passe toujours, mais je n'en peux plus d'attendre de ne plus avoir peur.


Le crépuscule approche. Je me suis réveillée à dix-huit heures, j'aurai du mal à m'endormir ce soir. Je n'aurais pas dû me coucher mais j'étais trop triste. Je commence à préparer le dîner. J'aurais aimé que mon père vienne me tenir compagnie, mais il doit être épuisé. Je décide de le laisser dormir jusqu'à ce que le dîner soit prêt. Une fois la table mise, et le plat fumant posé sur la table, je viens frapper à sa porte. Comme il ne répond pas, je l'appelle.

– Papa ? J'ai préparé le dîner, viens.

À nouveau seul le silence se fait entendre. Inquiète, je tente d'entrer mais la porte est fermée à clé. Ce n'est pas normal.

– Tu es là ?

Je colle mon oreille contre la porte. Je crois entendre des pleurs.

– C'est moi, Thalie, tout va bien. Laisse-moi entrer.

J'agite encore, désespérément, la poignée. Il faut que j'entre. Je recule et m'élance contre la porte. Une douleur aiguë s'éparpille dans mon épaule et je pousse un cri de douleur.

– Je ne sais pas ce qu'il se passe mais il faut que tu me fasses un signe, répond-moi au moins !

Je tente de me calmer pour percevoir un quelconque son qu'il émettrait, à nouveau je me plaque contre la porte. J'entends soudain un sanglot plus fort que les autres. Mon cœur se fend. Je ne dois pas céder à la panique, mais je ne sais pas quoi faire d'autre.

– Papa, ne pleure pas, on est tranquille ici, pourquoi ça ne te fait pas de bien ? Pourquoi ça ne nous fait pas de bien ? (j'essuie les larmes qui brouillent ma vue) Ouvre s'il te plaît...

Il pleure franchement lui aussi, derrière la porte. J'entends d'autres bruits mais je n'arrive pas à les identifier. J'imagine le pire. Ma peur s'amplifie.

– Je vais devoir appeler les urgences alors. Je n'ai pas d'autre choix. Je ne peux pas te rassurer si tu ne me parles pas !

J'aurais voulu ne pas avoir à téléphoner. J'en tremble à l'avance. Je retourne au salon, et cherche le téléphone. Je dois m'y reprendre à plusieurs fois pour saisir le combiné tant je suis terrorisée. Je le serre inutilement fort. Je repense à toutes ces fois où je me forçais à parler avec mes amis alors que je savais pertinemment ce qu'ils disaient dans mon dos, toutes ces fois où je les appelais parce que je savais qu'ils ne le feraient pas, toutes ces fois où je réfléchissais à chaque message à envoyer, à chaque phrase à dire, pour ne pas les blesser, pour ne pas leur donner une raison de me haïr assez fort pour me dire toutes ces horribles choses en face et me laisser toute seule. Je repense à cette fois où j'ai surpris leur conversation. J'ai tout entendu. En sortant du lycée je tremblais de rage et de peur, je savais qu'ils me détestaient sans avoir le courage de me le dire honnêtement. Je tenais mon portable dans mes mains et je l'ai jeté sur le trottoir cinq fois, cinq fois avec la même force. Je suis allée jusqu'au pont le plus proche et je l'ai balancé à l'eau. C'est la dernière fois que j'ai tenu un téléphone entre mes mains, jusqu'à ce soir. Je suis terrorisée. Le combiné frissonne. Je tente de composer le numéro. Mes doigts refusent. Je murmure :

– Allez, Thalie, ça n'est pas si compliqué, ça n'est que deux chiffres, deux...

Pour parler à quelqu'un ensuite, dont ça sera certes le métier, mais que je ne connais pas, qui me demandera des informations précises auxquelles il faudra que je réponde vite. Mes pleurs redoublent. J'ai la vie de mon père entre les mains et mon angoisse me paralyse, avec une violence inimaginable. Je me force à composer le numéro des urgences mais en entendant la tonalité je raccroche aussitôt. Je me déteste. Je crois que je compose à nouveau le numéro et qu'on décroche, je crois que je parviens à dire :

– Mon père est peut-être en train d'essayer de se suicider.

Je crois que je donne l'adresse ensuite, dans un murmure ou dans un cri ou dans ma tête. Je raccroche encore très vite, j'ignore quand. Je tente à nouveau de composer le numéro, mais en entendant quelqu'un répondre je termine à nouveau l'appel. Je me déteste. Je ferme les yeux et l'obscurité me rassure. Je songe aux solutions qui s'offrent à moi et ne nécessitent pas un téléphone. Je ne peux pas me rendre aux urgences à pied, et ça me terrifierait de toute manière de devoir expliquer la situation à quelqu'un que je ne connais pas. Je ne peux pas appeler ma mère, je suis dans un tel état d'angoisse que je ne suis pas capable de l'appeler. Je ne peux pas toucher à un téléphone. Je sais ce qu'il me reste à faire. L'envisager seulement me pétrifie mais je ne peux plus agir comme une enfant. Il faut que j'aille chez Apolline, la seule personne qui ne me terrorisera pas. J'hésite un instant à aller frapper à la porte d'une maison sur l'île, bien plus proche que le manoir, mais l'idée de rencontrer un inconnu exacerbe mon angoisse. Je laisse le combiné glisser au sol et essuie mes larmes. Je rassemble toute ma détermination, tout mon courage. Une dernière fois je crie à mon père :

– Ne te fais pas de mal !

Puis, sans même claquer la porte de la cuisine derrière moi je m'élance.

Fleuve roseWhere stories live. Discover now