Chimères

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Je me réveille en sursaut, la nuque moite et le cœur battant à tout rompre. Un coup d'œil sur la chambre miteuse que je loue pour une bouchée de pain suffit à me ramener à la réalité. Je m'assieds, noue mes longs cheveux roux en un chignon maladroit, puis lâche un profond soupir.

La malédiction, la mort de ma mère, celle de Dalian... Je tente de retenir ces images du passé - ou créées de toute pièce par mon esprit torturé - en vain.  Je n'ai aucun souvenir de ce jour-là, seulement les mots posés par mon géniteur sur ces évènements tragiques.

L'homme de mon rêve... ses yeux azur... la douceur de ses traits... Son image m'échappe peu à peu,  engloutie par le brouillard de ma mémoire. Je ne le connais pas et pourtant son visage me semble si familier. Bientôt il n'en restera rien, comme toujours.

Voilà 300 ans que je m'évertue à reconstituer ce souvenir et les différentes zones d'ombre qui jalonnent mon passé, mais rien n'y fait. Une vie entière à courir après une chimère... Rien de très glorieux, selon moi.

Je me mets sur pieds d'un mouvement rageur et, dans la pénombre, me dirige vers le meuble de toilette installé dans un coin de la pièce. Là, j'y noie mes doutes, mes regrets. Survivre est devenu ma priorité et les sentiments une faiblesse.

Une toilette rapide plus tard, j'entame un dernier tour du propriétaire. Comme chaque jour, grâce à la magie, tout y passe. Une inspection minutieuse des draps, des sanitaires et du coin repas qui se résume à une table bancale. Dans mon monde, plus rien n'a d'importance, hormis une chose : ne laisser aucune trace de mon passage. Je dois être prête à déguerpir à la moindre alerte, qu'importe que le danger soit réel ou non.

Ce n'est pas tant les traqueurs que je redoute, bien que leur image hante mes pensées à chaque seconde. Non, ce sont plutôt les sorcières. Un seul cheveux oublié, et ces monstres seraient en mesure de me retrouver à l'aide d'un sort, don que les traqueurs ne possèdent pas.

D'une main assurée, je récupère les armes disposées sur la console près de l'entrée. Une lame dissimulée dans ma botte, une autre dans la ceinture de mon pantalon et une dernière dans la sacoche que je porte en bandoulière... Un poinçon, au manche finement taillé, complète la collection. J'ôte la barrette maintenant mes cheveux et la remplace par l'instrument. Je suis fin prête à affronter le dehors.

Un vent glacial me surprend en quittant l'auberge. Mes épaules se voûtent sous la morsure du froid. Je ferme ma veste, bien trop fine pour la saison, puis lance un sortilège de préservation que je regrette aussitôt. La magie s'est amoindrie au fil des siècles, rendant son utilisation de plus en plus chaotique. Je ne peux plus me permettre de l'utiliser pour mon petit confort. Moins d'une seconde plus tard, une douce chaleur parcourt mon dos.

Je reprends ma route, foulant d'un pas confiant les rues pavées d'Obaïri, du moins en apparence. En vérité, je ne baisse jamais ma garde. Je l'ai a pris à mes dépens le jour où les traqueurs m'ont attrapée. Tout a changé après cela. Ma manière de vivre mon immortalité, ma vision du monde, moi. Il ne reste aujourd'hui que les vestiges de celle que j'ai été. Ses rêves ont disparu, tout comme son illusion de croire qu'elle pourrait un jour briser la malédiction.

Je secoue la tête, comme pour mieux chasser ces réminiscences, et salue un gars posté à l'entrée du troquet dans lequel je passe toutes mes soirées depuis trois mois. Je ne suis jamais restée si longtemps au même endroit, autant dire que c'est un record.

Je pénètre dans l'établissement, un sourire carnassier aux lèvres. La lumière tamisée, l'odeur d'alcool qui embaume l'air, les rires tonitruants... Voilà à quoi se résume mon quotidien.

Tous ces lieux se ressemblent. Les murs de pierres, les poutres en bois brut qui zèbrent le plafond, les tables défraîchies par des années d'utilisation intensive. Tout se mélange dans une impression de déjà vu qui se répète à l'infini.

Je gagne le bar d'une démarche chaloupée, salue Anja, la serveuse, et m'accoude au comptoir pour sonder la clientèle. La quinquagénaire ne tarde pas à me tendre un verre remplit d'un liquide ambré, un clin d'œil à l'appui. Je lui paye ce que je lui dois et reporte mon attention sur la salle.

Un jeune couple à ma gauche, une bande d'amis insouciants face à moi... Rien de transcendant. C'est alors que je repère ma cible dans le coin le plus sombre de la pièce, celui qui me permettra enfin d'échapper à cette ville : un homme d'une trentaine d'années à l'air goguenard. Il s'esclaffe, se foutant ouvertement du mec qu'il vient de dépouiller aux cartes. Il se croit imbattable. C'est ce qu'ils pensent tous.

— Je peux me joindre à la partie ? demandé-je en m'approchant de la table de jeux.

Le regard salace qu'il me lance, mêlé à son illusion de supériorité, me met hors de moi. Le statut des femmes a évolué au cours des siècles, sans pour autant changer en profondeur. Les mentalités misogynes sont plus perfides, moins avouables, mais toujours répandues. Ce genre d'hommes nous fait croire à l'égalité tout en nous renvoyant à nos fragilités. Du moins, selon eux. Je joue cependant le jeu en lui adressant un sourire niais, mais prête à lui prendre tout ce qu'il a.

— Gagné ! m'exclamé-je de longues heures plus tard, faussement enjouée, tandis que les spectateurs amassés autour de nous s'éloignent déjà.

Je m'empare du monticule de billets disposé au centre de la table et le fourre dans mon sac, heureuse d'avoir amassé assez d'argent pour quitter ce trou à rats. Je m'apprête à partir quand le mauvais perdant saisit mon bras et m'oblige à m'asseoir près de lui.

— Tu crois que t'es la première sorcière à vouloir me plumer ? 

Sa voix est acide, tout comme le regard qu'il me lance. Je décèle pourtant le mensonge dans ses paroles, faculté que j'ai reçue après la malédiction lancée par ma mère. En vérité, il ne sait rien, mais espère me faire suffisamment peur pour que je lui rende son fric.

— J'ai juste un mot à dire et... reprend-il en tournant la tête vers ses complices installés au bar.

Je ne lui laisse pas le temps de les alerter. Mon poing se sert, impitoyable, faisant appel à un charme appris au cours de mon interminable fuite. L'homme suffoque sous mes yeux, les traits figés par la terreur.

Il me serait facile d'en finir. Je l'ai déjà fait lorsque la situation l'exigeait, mais une part de moi m'en empêche. Je pourrais le laisser vivre, partir loin d'ici et ne pas devenir le monstre que je redoute. Que j'ai été. Le choix m'appartient, si tant est que ma liberté puisse en être un.

Ce n'est qu'en voyant toute vie quitter son corps que je relâche ma poigne. Il inspire l'air goulûment, tel un noyé sauvé in extremis.

— Un seul mot sur ce qui vient de se passer et ce sera la dernière chose que tu feras. Ne me fais pas regretter de t'avoir épargné, l'avertis-je, la peur au ventre de prendre un tel risque.

Il acquiesce rapidement, une main posée sur son cou.

Je quitte l'établissement à toute vitesse et bifurque dans une ruelle adjacente. Des bruits de pas résonnent soudain derrière moi, amplifiant mon sentiment d'insécurité. Un coup d'œil furtif par-dessus mon épaule me confirme qu'un homme vêtu tout en noir me suit à bonne distance.

J'accélère, puis tourne à l'intersection suivante. Cette partie de la ville est un vrai labyrinthe, de quoi me laisser une chance de m'échapper. Et après ? Si un traqueur a pu me retrouver, il recommencera.

Ma décision prise, je m'empare du couteau dissimulé dans ma botte, rebrousse chemin, puis m'accole au mur à l'angle de la rue. Je l'attends de pied ferme. Je ne lui laisse pas le temps d'émerger de l'artère - me fiant au bruit de ses chaussures foulant les pavés - que je lui saute dessus et le menace de ma lame contre sa gorge. 

— Qui êtes-vous ? grogné-je, tiraillée entre mon besoin d'en finir et celle de sauver ce qu'il reste de mon âme.

Derrière moi, un bruit fugace attire mon attention. Un second individu s'approche. Fuir n'est désormais plus une option.

Jeu d'âmesWhere stories live. Discover now