Nameïria

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La ciel, paré d'une teinte orangée, donne à la cité une aura mystique. C'est dans un silence de mort que nous parcourons les derniers mètres nous séparant de l'entrée. Je me concentre sur les battements de mon cœur. Ils pulsent au rythme des sabots qui foulent le chemin de terre.

Des sentinelles, postées près des remparts, adressent un hochement de tête à Saor et Daegan.
À l'instant même où nous franchissons la porte en forme d'arcade, une chaleur naît au creux de ma poitrine avant de se répandre dans tout mon être.

Je ne parviens pas à identifier ce sentiment, mais je me sens à nouveau... complète. Mon épuisement, dû une utilisation excessive de la magie, s'atténue. Une force, que je n'ai pas ressenti depuis longtemps, s'empare de moi. Je stoppe mon avancée, soudain attirée par une inexplicable énergie.

— Tu viens ? m'interpelle Daegan, insistant.

Il n'a pas cessé sa route, empruntant une rue à droite de l'entrée, à l'opposée de là d'où provient l'attraction. Non sans un regard en arrière, je le suis à contrecœur à travers les artères de la ville.

Chaque cité de notre monde a été pensée de la même façon. Les rues pavées, les allées étroites, les bâtiments en vieilles pierres... Rien ne diffère ce que j'ai déjà observer mille fois, sauf un élément : la démesure.

Comme ailleurs, les maisons – toutes construites à taille humaine – ne comportent qu'un niveau tandis que les constructions destinées aux représentants du grand Meïri surplombent tout. De quoi nous rappeler leur puissance et que, quoi que nous fassions, ils seront toujours au-dessus de nous.

Nameïria n'échappe pas à cette règle. Pourtant, à mesure que nous nous approchons de la tour centrale, son excès me laisse un goût amer. En trois siècles d'existence, je n'ai jamais vu une telle chose. Cet édifice en granit noir – à la forme cylindrique et au sommet arrondi – culmine à une dizaine de mètres. Je suis autant subjuguée qu'agacée par cet exploit architectural.

Les habitants cessent leurs occupations quand nous débouchons sur la place du marché. Les adultes me toisent avec fureur tandis que les enfants se cachent derrière leurs parents, inquiets de se retrouver face à une sorcière. Personne ici ne connaît mon identité, sans quoi ils m'auraient déjà enfermée, mais être accompagnée par deux traqueurs attise les suspicions.

Les yeux braqués droit devant, nous poursuivons notre jour dans un silence oppressant. Je ne montre rien de mon trouble et pourtant, j'en ressens tous les effets ; le ventre noué, la gorge sèche, cette sensation de danger.

Lorsque nous parvenions enfin aux écuries, et bien qu'à l'abri des regards, je sens toujours peser sur moi les œillades haineuses des habitants. Comme un fer rouge chauffant l'arrière de ma nuque.

Je connais leurs craintes pour avoir endurer leur traque tout au long de ma vie. Ils redoutent profondément la magie et ce que nous pourrions leur infliger. Ils nous rendent responsables de tous leurs maux - car différents d'eux - mais ils se trompent. Nos deux mondes auraient pu coexister, sauf qu'ils ont préféré nous détruire plutôt que de prendre le risque de nous accepter. La nature humaine dans toute sa spendeur.

Saor part sans un mot aussitôt sa monture délaissée. La présence de Daegan me réconforte étrangement. Auprès de lui, il ne m'arrivera rien, j'en ai la certitude. Pas tant que je n'aurai pas vu mon géniteur.

— Quel est le statut de mon père ? le questionné-je, de plus en plus suspicieuse.

Pourquoi se cacher à Nameïria sachant que les deux communautés – magique et commune – sont à notre recherche et que cette cité regorge de traqueurs ? Mais surtout, qui est-il aujourd'hui ?

— Contente-toi de me suivre, réplique Daegan en recouvrant le masque d'arrogance que je lui connais.

Sa réaction me fait redouter le pire quant à l'identité de celui que j'ai renié il y a deux siècles.

Nous quittons les écuries et pénétrons, à ma plus grande surprise, dans la tour. Je le suis jusqu'au cinquième étage de l'édifice, une boule d'angoisse logée au creux de l'estomac. Sans un mot, je suis introduite dans des appartements, puis abandonnée tout aussi vite par mon partenaire de voyage. Le temps de la camaraderie semble révolu.

Je me retrouve dans un large corridor à la décoration luxueuse. Des tableaux, représentant les conquérants de notre monde, recouvrent les murs. Mes yeux glissent sur les objets futiles qui ornent l'endroit : statues, vases, tentures d'un rouge pétant. Rien ici ne me rappelle là d'où nous venons. Penser à la demeure familiale et à ce que nous avons perdu me rend soudain nostalgique.

— Entre, m'intime une voix provenant de la pièce à ma gauche.

Je ne reconnais pas le timbre de mon géniteur, ce qui n'a rien d'étonnant du fait de sa capacité à changer d'apparence. Je pénètre dans un somptueux bureau où trône en son centre une longue table en bois.

C'est alors que je découvre un homme à la mine sévère, bien loin de celle d'autrefois. Ses cheveux sont désormais d'un blond cendré, et ses yeux d'un vert profond similaire au mien. Je souris de cette coïncidence avant de me souvenir qui il est. Son regard se charge de me le rappeler. Dépourvu de vie, il ne me laisse aucun doute quant à sa véritable identité.

Posté à l'autre extrémité de la pièce, les mains en appui sur le dossier d'une chaise, il me fixe. Il n'amorce pas le moindre geste. Moi non plus. Le revoir après toutes ces années est pire que ce à quoi je m'attendais.

Près de lui, mes vieux démons ressurgissent. Je me sens à nouveau insignifiante, indigne du moindre intérêt, et le temps écoulé n'a pas réussi à changer cet état de fait. J'éprouve une culpabilité qui m'échappe. Je ne suis pas responsable de son état, mais cette vision me rappelle que je n'ai pas été capable de le sauver. Il me faut de longues secondes avant de reprendre contenance, submergée par des émotions refoulées depuis des décennies.

Pressée d'en finir, j'avance, un pas après l'autre, caressant du bout des doigts le plateau rugueux de la table de travail.

— Je t'écoute, qu'est-ce que je fais là ? attaqué-je sans préambule.

— Toujours aussi impatiente ! Tu ne changeras jamais, Azeria, s'amuse-t-il dans un sourire de façade.

— J'aurais préféré que ce soit pareil pour toi, asséné-je, glaciale.

Nous nous défions du regard, mes yeux formulant ce que je suis incapable de lui dire. J'aimerais tant récupérer mon père, celui qu'il était et non pas cette sombre copie.

— Assieds-toi, il faut qu'on parle, m'intime-t-il en désignant un des sièges.

J'affirme ma position et croise les bras contre ma poitrine en signe de défiance. Il n'est pas mon maître, contrairement aux laquais dont il s'est entouré au fil du temps. Je ne suis plus la jeune fille dont il se servait pour parvenir à ses fins. Je prends désormais mes propres décisions et qu'importe que son pouvoir en soit affaibli. Et je compte bien le lui faire savoir. 

— Pas la peine, je n'ai pas l'intention de rester. Je veux seulement savoir ce qui arrive à mes frères.

Il s'apprête à me répondre quand un élément derrière moi détourne son attention. Un crissement animal retentit.

Ce son...

Je pivote sans attendre, mue par un indescriptible bonheur. Des larmes de joie me submergent tandis que je croise les prunelles du Magian. Le coarec – un reptile similaire au caméléon dont les écailles reflètent la lumière – s'avance vers moi.

Je me laisse tomber à genoux, prête à accueillir celui qui m'a tant manqué. L'animal s'arrête à quelques centimètres de moi, ses yeux plongés dans les miens, semblant attendre un signe de ma part.

— Bonjour... papa, murmuré-je dans un sourire.

Jeu d'âmesDove le storie prendono vita. Scoprilo ora